jeudi, avril 25

Le pari manqué sur la réforme de la Russie et de la Chine

De Project Syndicate, par Michael J. Boskin – L’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine et l’autoritarisme croissant du président chinois Xi Jinping ont tardivement ouvert les yeux du monde sur l’échec retentissant d’un pari géopolitique tenté voici une génération par les États-Unis et leurs alliés.

La réponse nécessaire aux tristes réalités d’aujourd’hui montre tout ce qu’il en coûte de perdre un tel pari, et elle aura des conséquences sur à peu près tout, des alliances de défense aux budgets militaires, des flux commerciaux et financiers internationaux aux politiques environnementales et énergétiques.

Les pays occidentaux misèrent dans les années 1990 sur l’intégration de la Russie et de Chine dans la communauté internationale grâce aux échanges et au commerce, une intégration qui était censée hâter les réformes intérieures, politiques comme économiques. Personne ne s’attendait à ce que l’un ou l’autre de ces pays devienne du jour au lendemain une démocratie capitaliste. Mais on pensait que la prospérité aidant, leurs angles idéologiques autoritaires s’arrondiraient, et qu’ainsi la coopération ferait place à la confrontation.

Pour comprendre le contexte de ce pari, il faut revenir à l’année 1980, à une Amérique encore étourdie par la stagflation et la fin tragique de la guerre du Vietnam. La guerre froide battait son plein, et mettait aux prises capitalisme et communisme, démocratie et totalitarisme. Des guerres par procuration éclataient régulièrement, et le risque sinistre d’une confrontation nucléaire était omniprésent.

Deng Xiaoping venait d’annoncer l’ouverture de l’économie chinoise, mais le pays n’était pas encore sous les feux de la rampe dans les capitales ou les salles de rédaction occidentales. En outre, l’Union soviétique et le pacte de Varsovie étaient encore des réalités.

Leurs échanges se restreignaient aux pays du Comecon (le Conseil d’assistance économique mutuelle) et ils n’avaient que peu de liens avec les pays de l’Agétac – le GATT – l’Accord général sur les tarifs douaniers et les tarifs douaniers et le commerce, qui représentait l’essentiel du PIB mondial.

L’année suivante, le président Ronald Reagan entrait en fonction et relançait l’effort militaire afin de contrer les menaces et les ambitions soviétiques, telles qu’elles étaient perçues. Les réformes économiques entreprises par son administration allaient initier une longue phase d’expansion pour les États-Unis.

Tel était le cadre dans lequel le prix Nobel d’économie Milton Friedman et le père fondateur de Singapour, Lee Kuan Yew, défendirent l’idée que la réforme économique aboutirait à la réforme politique. Friedman affirmait que les peuples – quelles que soient les considérations ethniques, religieuses ou nationales – demanderaient des libertés politiques après avoir goûté aux libertés économiques. Quand bien même le processus prendrait dans certains contextes plus de temps, la liberté finirait par triompher.

Durant les deux dernières décennies du XXe siècle, ces idées étaient extrêmement répandues et influentes au sein des élites éduquées de l’université, de l’administration et des entreprises multinationales. Après son accession au secrétariat général du parti communiste de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev se persuada rapidement que les Soviétiques ne pourraient rivaliser avec la puissance économique de l’Amérique.

Tenter de répondre aux efforts militaires entrepris par l’administration Reagan conduirait à la faillite de l’économie soviétique ; il lança donc les réformes de libéralisation de la vie politique et de l’économie, connues, respectivement, sous les noms de glasnost et de pérestroïka.

Lorsque tomba le mur de Berlin, en 1989, Francis Fukuyama, mon collègue de l’université de Stanford, émit l’hypothèse, dans un article resté célèbre, que tous les pays finiraient par s’assimiler aux démocraties capitalistes. En termes hégéliens et marxistes, le processus dialectique de l’histoire ne culminerait pas dans le communisme, mais dans le capitalisme.

Cette idée était elle aussi contagieuse. Alors que j’accompagnais une délégation de dirigeants d’entreprises américains en Pologne, peu de temps après, le président polonais (et chef du parti communiste), le général Wojciech Jaruzelski, déclara que les forces historiques avaient inéluctablement conduit la Pologne vers le capitalisme. Il ne pouvait, à l’évidence, échapper à la téléologie marxiste ; l’erreur des communistes avait simplement été de se tromper sur la fin de l’histoire.

Étant donné les enjeux perceptibles, il est facile de comprendre pourquoi les dirigeants occidentaux se précipitèrent au secours de Gorbatchev quand l’économie soviétique menaça de s’essouffler.

Le Premier britannique John Major, le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl, arguant qu’on ne pouvait « perdre la Russie », appelaient chaque semaine le président George H. W. Bush et plaidaient pour un sauvetage de 100 milliards de dollars (l’équivalent de 220 milliards d’aujourd’hui), que devaient conduire les États-Unis. En tant que président du Council of Economic Advisers de la Maison Blanche, je dirigeais les négociations.

Finalement, nous fournîmes une aide modeste et de l’assistance technique. Et peu de temps après, l’Union soviétique se désagrégeait pour faire place à la Communauté des États indépendants.

Malgré l’échec des réformes de libéralisation de l’Union soviétique, et malgré le massacre de la place Tienanmen, en juin 1989, Bush et les présidents qui lui succédèrent à la tête des États-Unis continuèrent d’encourager les réformes en Chine, devenue entretemps un géant économique et commercial, surpassant la Russie.

Pour une génération de dirigeants qui avaient vécu dans l’ombre de la rivalité des deux superpuissances nucléaires, nourrie par des idéologies opposées, les années 1980 et 1990 furent, véritablement, une période différente.

Mais les bouchons des bouteilles de champagne ont sauté prématurément. Poutine n’a aucune intention de respecter les normes internationales, et la Chine a chaque fois évité d’emprunter le chemin dont on attendait qu’elle le suive lorsqu’elle fut admise, en 2001, à l’Organisation mondiale du commerce.

Néanmoins, il n’est pas inutile de rappeler que les réformes entreprises par Deng, comme par Gorbatchev, semblaient inconcevables quelques années seulement avant qu’elles soient mises en œuvre. Dans le contexte actuel, nous ne pouvons qu’espérer qu’après Poutine et Xi survienne une nouvelle génération de réformateurs. Elle donnerait alors raison à Friedman et à Lee.

Mais la fin de règne de l’un et l’autre des deux dirigeants est pour tous une énigme. La difficulté pour les dirigeants occidentaux tient à la gestion des risques que font courir l’arsenal nucléaire russe et la place centrale d’une Chine dont la puissance militaire ne cesse de se renforcer dans l’économie mondiale. Une tâche qui sera d’autant mieux menée avec des yeux grands ouverts et une solide dose de scepticisme à l’égard des pompeux récits historiques.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Michael J. Boskin, professeur d’économie à l’université Stanford et directeur de recherche à la Hoover Institution, a présidé le Council of Economics Advisers du président H. W. Bush de 1989 à 1993.

Copyright: Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

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