jeudi, mars 28

Le SCMP, définitivement sous le giron chinois

En novembre 2015, le patron d’Alibaba, Jack Ma, annonçait son intention d’acheter le quotidien hongkongais en langue anglaise, South China Morning Post. Cette nouvelle vient d’être confirmée le 11 décembre, avec l’achat définitif du SCMP pour 242 millions d’euros. Ainsi, Jack Ma fait comme son concurrent Amazone, qui a reprit The Washington Post, mais les intentions économiques et politiques divergent avec son concurrent américain.

Pour le quotidien américain, Wall Street Journal, « l’arrivée d’un propriétaire chinois implique le contrôle par la Chine d’un journal installé dans une ville qui laisse la presse libre et lui permet de couvrir les problèmes sur le continent« .  Un point de vue partagé par de nombreux observateurs occidentaux, dont Andrew Collier, ancien journaliste du SCMP, aujourd’hui basé à Beijing, en tant que directeur d’une firme de recherche financière à Hong Kong.

Ce dernier a expliqué au New York Times, que Jack Ma a besoin du soutien de Beijing pour poursuivre sa domination sur Internet, raison pour laquelle « il va être prudent ». D’autant que le rachat du groupe de presse South China Morning Post « va placer M. Ma et sa gigantesque entreprise de e-commerce dans une situation politique sensible […]. Et peut-être est-ce le but recherché« , selon le Wall Street Journal.

Un rachat politique

1596-scmp.jpgL’acquisition comprend donc les actifs médiatiques du SCMP, dont tout un portefeuille de magazines, tels que les éditions de Hong Kong de Elle, Cosmopolitan, Esquire, The PEAK ou Harper’s Bazaar. Mais aussi d’autres titres comme son édition dominicale, son édition numérique SCMP.com et des applications de téléphonies mobiles, et les deux sites chinois Nanzao.com et Nanzaozhinan.com.

Pour Le Quotidien du Peuple, ce rachat est un moyen « d’offrir au monde anglophone une plate-forme de qualité lui permettant de mieux comprendre la Chine ». Tandis que de son côté, Joe Tsai, vice-président exécutif d’Alibaba Group, a assuré que « le SCMP est unique car il met l’accent sur la couverture des actualités chinoises en anglais. Ceci est très demandé par les lecteurs du monde entier qui souhaitent comprendre la deuxième économie mondiale ».

« Notre vision est d’élargir le lectorat du SCMP dans le monde à travers la distribution numérique et un accès plus facile au contenu », a souligné ce dernier, dans un communiqué paru dans les médias. Se voulant rassurant, il a indiqué que « le journal continuera à faire preuve d’objectivité, d’exactitude et d’équité » et « aura le courage d’aller à l’encontre des idées reçues ».

Cependant, des doutes persistent. Depuis plusieurs années, la direction du quotidien hongkongais tente de satisfaire Beijing, qui depuis la rétrocession de 1997 veut imposer sa ligne éditoriale. Alibaba est connu pour ses liens très étroits avec Beijing. Récemment, Joe Tsai a accusé les médias occidentaux de parti pris contre la Chine : « de nombreux journalistes travaillant pour les médias occidentaux s’opposent au système de gouvernance en Chine et cela déforme leur couverture. Nous voyons les choses différemment, nous pensons que les choses doivent être présentées telles qu’elles sont ».

Une affaire à 242 millions d’euros

Pour Francis Lun, de GEO Securities, interrogé par l’Agence France Presse, le montant du rachat du SCMP reflète surtout une motivation politique. « Contrôler un média local a un coût. L’intérêt économique est douteux« . D’ailleurs Alibaba « a accepté d’acheter le secteur média du groupe SCMP pour 2060,6 millions de dollars hongkongais », un montant exorbitant selon les experts.

La somme versée est beaucoup plus élevée que prévue. Des experts ont évalué South China Morning Post (SCMP), à la moitié du montant proposé par Alibaba, soit plus de 120 millions d’euros et non 242 comme investit. Pour certains analystes interrogés par l’AFP, « la somme déboursée par le géant chinois de l’internet reflète sa volonté de contrôler les médias dans l’ancienne colonie britannique ». En novembre, Willy Lam, ancien journaliste au SCMP et désormais professeur à l’Université chinoise de Hong Kong a expliqué que Jack Ma « a des liens serrés avec le gouvernement. Je suis sûr qu’il ne voudra pas d’articles gênants dans le SMCP ».

Une position affirmée par Alibaba dans The New York Times, la compagnie a assuré par son porte-parole que « notre entreprise est tellement enracinée en Chine, et touche de nombreux aspects de l’économie chinoise, que lorsque les gens ne comprennent pas vraiment la Chine et ont la mauvaise perception de la Chine, ils ont aussi beaucoup d’idées fausses à propos d’Alibaba ». Raison pour laquelle, « ce qui est bon pour la Chine est également bon pour Alibaba« .

Crée en 1903, le SCMP est reconnu pour son expertise sur Hong Kong, colonie britannique rétrocédée à Beijing en 1997, et sur la Chine elle-même. La question de l’indépendance éditoriale du SCMP se pose depuis son rachat en 1993 par le milliardaire malaisien Robert Kuok, qui a de nombreux intérêts en Chine et veut s’assurer les faveurs du pouvoir central.

L’affaire Willy Wo-Lap Lam, symbole de la prise pouvoir de Beijing

Depuis une quinzaine d’année, la liberté de la presse à Hong Kong se restreint. En l’an 2000, Willy Wo-Lap Lam démissionne du quotidien pour protester contre son remplaçant Wang Xiangwei, ancien journaliste du China Daily à Beijing.

Willy Wo-Lap Lam SCMPDans un article intitulé « La liberté de la presse à Hong Kong : une peau de chagrin ?« , Jean-Philippe Béja, chercheur au CNRS et spécialiste de la politique chinoise, souligne que dés la rétrocession d’Hong Kong à la Chine continentale, « des centaines de journalistes (…) écrivaient d’innombrables articles pour inciter les médias et les autorités du monde entier à se montrer vigilants sur les entraves aux libertés susceptibles de se produire dans la nouvelle Région administrative spéciale (RAS) ».

Face à l’allégeance des médias hongkongais envers Beijing, Robert Kuok, dirigeant du SCMP et première fortune de Malaisie, avait demandé dès 1995 à Jonathan Fenby, rédacteur en chef du quotidien de licencier Willy Wo-Lap Lam, ce qu’il ne fit pas. D’autant que les chroniques du mercredi de ce dernier étaient citées par de nombreux observateurs. Mais ces articles étaient surtout « fort bien informées », « souvent fiables », et « analysaient chaque semaine les conflits opposant les factions du Parti entre elles ».

Mais la pression de la famille Kuok, soumise au pouvoir central du continent, aura conduit à la démission de Willy Wo-Lap Lam, un an après le départ de Jonathan Fenby et deux mois après la nomination de Ean Kuok à la direction générale du quotidien. Cette position permit au fils de Robert Kuok de peser directement sur la rédaction.

D’ailleurs, pour Jean-Philippe Béja, « il est difficile de croire à la version officielle selon laquelle na nomination de Wang Xiangwei, à l’insu de Willy Lam, ne constitue qu’une ‘décision de la direction éditoriale de procéder à une réorganisation de la rédaction’, mouvement de personnel normal dans toute entreprise ».

En 2012, Wang Xiangwei fait polémique

Devenu rédacteur en chef du South China Morning Post, Wang Xiangwei fait controverse après la publication d’échange de mail avec un de ses rédacteurs en chef adjoint, Alex Price, représentant une bonne partie du bureau éditorialiste du quotidien.

Wang Xiangwei, editor in chief SCMPLe sujet de tension porte sur le traitement de la mort de Li Wangyang, militant des droits du travail et membre du syndicat « Fédération autonome des travailleurs ». Ce dernier avait été emprisonné après le mouvement démocratique de Tiananmen, et est mort dans des circonstances suspectes, dans un hôpital de Shaoyang (Hunan). Le corps de Li Wangyang, 62 ans, a été emporté sans la permission de sa famille par la police qui a affirmé qu’il s’était suicidé. De nombreuses questions sont restées en suspend, suite au décès de Li Wangyang.

Alors que les médias relatent les faits dans le détail, Wang Xiangwei décide d’en faire une brève. A la vue du traitement de l’information, Alex Price demande des éclaircissements, qui lui seront refusés. Ne voulant pas en rester là, Alex Price assure par mail que « c’est juste que vu du monde extérieur cela ressemble beaucoup à de l’autocensure ». Wang Xiangwei répond, « je n’ai rien à t’expliquer. J’ai pris la décision et je la maintiens. Si tu ne l’aimes pas, tu sais quoi faire ».

Des échanges se poursuivent, en vain car le rédacteur en chef du SCMP refuse de justifier sa décision. La mort suspecte de Li Wangyang restera une brève et les articles qui lui seront consacré ne seront pas publiés. Depuis cet incident, la crédibilité du South China Morning Post est engagé, mais le quotidien demeure une référence pour ses reportages hors de Chine.

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