dimanche, mars 24

Les vaccins contre la COVID-19 et l’intérêt national des États-Unis

De Project Syndicate, par Joseph S. Nye, Jr – Il y a un siècle, une pandémie de grippe a tué plus de gens que la Première Guerre mondiale. De nos jours, la pandémie de COVID-19 tue davantage d’Américains que toutes les guerres américaines depuis 1945. Mais il y a toutefois une grande différence : c’est que la science n’avait pas de vaccin contre le virus de la grippe à l’époque, alors qu’à présent plusieurs entreprises et pays produisent des vaccins contre la COVID-19.

Un certain nombre de démocraties riches, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, ont vacciné plus de la moitié de leur population adulte et constatent une réduction spectaculaire du nombre de nouveaux cas et de décès. D’autres pays, comme l’Inde, le Brésil et certaines régions de l’Afrique, ont des taux de vaccination faibles et des taux élevés de nouveaux cas et de décès. The Economist estime que le véritable bilan mondial de la pandémie pourrait se situer autour de dix millions de personnes, soit plus de trois fois le nombre officiel cité par les autorités nationales.

Face à ces chiffres inquiétants, les dirigeants des pays riches doivent-ils exporter des vaccins et aider à vacciner les étrangers avant de terminer le travail chez eux ? Lorsque l’ancien président Donald Trump a lancé son mot d’ordre « America First », il s’est conformé à la théorie démocrate, selon laquelle les dirigeants ont le devoir de défendre et de promouvoir les intérêts de leurs électeurs. Mais comme je le soutiens dans mon livre Do Morals Matter?, la principale question consiste à savoir de quelle manière les dirigeants définissent l’intérêt national. Il existe une différence éthique importante entre une définition transactionnelle à courte vue, comme celle de Trump, et une définition plus large et plus clairvoyante.

Il suffit de revenir sur l’acceptation par le président Harry Truman du plan Marshall après la Seconde Guerre mondiale. Plutôt que d’insister de façon stricte sur l’obligation des alliés européens des États-Unis de rembourser leurs prêts de guerre, comme l’avaient exigé les États-Unis après la Première Guerre mondiale. Truman a consacré plus de 2% du PIB américain à la reprise économique de l’Europe. Ce processus a permis aux Européens de participer à la planification de la reconstruction du continent et a produit un résultat bénéfique non seulement pour eux, mais également pour l’intérêt national de l’Amérique, dans ses efforts visant à empêcher une mainmise communiste sur l’Europe occidentale.

Il y a quatre raisons principales pour lesquelles un effort semblable à un plan Marshall de vaccination destiné aux populations des pays pauvres est conforme à l’intérêt national des États-Unis. Tout d’abord, un tel plan est conforme à l’intérêt médical des Américains. Les virus ne s’intéressent en rien à la nationalité des humains qu’ils tuent. Ils cherchent simplement un hôte qui leur permette de se reproduire et de vastes populations humaines non vaccinées leur permettent de muter et de développer de nouveaux variants capables d’échapper aux protections produites par nos vaccins. Compte tenu de notre façon actuelle de voyager, ce n’est qu’une question de temps avant que les variants ne traversent les frontières nationales. Si un nouveau variant se présentait et s’il était capable de déjouer nos meilleurs vaccins, nous devrions développer un rappel de vaccin ciblé sur le nouveau variant et vacciner à nouveau, ce qui pourrait entraîner davantage de décès et exercer une plus grande pression sur le système médical américain, ainsi que des blocages et des dégâts sur le plan économique.

Nos valeurs sont la deuxième raison pour laquelle un plan Marshall vaccinal est dans l’intérêt national des États-Unis. Certains experts en politique étrangère opposent les valeurs aux intérêts, mais il s’agit d’une fausse dichotomie. Nos valeurs sont parmi nos intérêts les plus importants, parce qu’elles nous disent qui nous sommes en tant que citoyens. Comme la plupart des citoyens, les Américains se soucient davantage de leurs ressortissants que des étrangers, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont indifférents aux souffrances d’autrui. Peu d’entre eux ignoreraient un appel à l’aide d’une personne en train de se noyer, pour la simple raison que celle-ci appellerait au secours dans une langue étrangère. En outre, bien que les dirigeants soient contraints par l’opinion publique dans une démocratie, ils disposent bien souvent d’une marge de manœuvre considérable pour donner le ton à leurs politiques – ainsi que de ressources considérables pour influencer les sentiments de l’opinion publique.

Un troisième intérêt national, lié au second, est le pouvoir de convaincre – la capacité à influencer les autres par l’attraction plutôt que par la coercition ou le paiement. Les valeurs américaines peuvent être une source de pouvoir de convaincre lorsque les autres considèrent nos politiques comme porteuses de bonnes intentions et légitimes.

La plupart des politiques étrangères combinent pouvoir de contraindre et pouvoir de convaincre. Le plan Marshall, par exemple, reposait sur des ressources et des paiements économiques lourds, mais il a également fondé une réputation de bienveillance et de clairvoyance qui a attiré les Européens. Comme l’a soutenu le politologue norvégien Geir Lundestad, le rôle de l’Amérique dans l’Europe d’après-guerre a peut-être ressemblé à un empire, mais il s’agissait « d’un empire par invitation ». Une politique visant à aider les pays pauvres en leur fournissant des vaccins, ainsi qu’à aider au développement des capacités de leurs propres systèmes de santé, pourrait accroître le pouvoir de convaincre des États-Unis.

Enfin, il y a la concurrence géopolitique. La Chine s’est rapidement rendue compte que son pouvoir de convaincre était mis à mal par le récit du foyer d’origine de la COVID-19 à Wuhan. Non seulement l’origine du virus était peu claire, mais au début de la crise, la censure et le déni chinois ont aggravé inutilement la crise avant qu’un confinement autoritaire ne porte ses fruits. Depuis lors, la Chine poursuit assidûment sa diplomatie du COVID-19 dans de nombreuses régions du monde.

En faisant don de matériel médical et de vaccins à d’autres pays, la Chine s’efforce de faire transformer le discours international, en le faisant passer d’un discours porteur de blâme à un discours qui suscite l’attraction à l’égard de la Chine. L’administration Biden a rattrapé son retard, en annonçant qu’elle allait offrir 60 millions de doses de vaccin AstraZeneca, ainsi que 20 millions de doses supplémentaires de vaccins Pfizer, Moderna et Johnson & Johnson. En outre, l’administration a promis 4 milliards de dollars (3,6 mds €) de financement pour la COVAX de l’Organisation mondiale de la santé, afin d’aider les pays pauvres à acheter des vaccins et à soutenir une renonciation temporaire à la propriété intellectuelle pour aider les pays pauvres à développer leur capacité.

Bref, pour quatre bonnes raisons conformes à l’histoire, aux valeurs et aux intérêts de l’Amérique, les États-Unis doivent devenir le fer de lance d’un groupe de pays riches dans un plan de vaccination du reste du monde dès aujourd’hui, avant même de mener à bien leur travail sur le plan national.

Joseph S. Nye, Jr. professeur à l’Université de Harvard. Il a publié Do Morals Matter? Presidents and Foreign Policy from FDR to Trump.

Copyright : Project Syndicate, 2021.
www.project-syndicate.org

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