mercredi, juin 25

ASEAN+3 dans un monde fragmenté

De Project Syndicate, par Hoe Ee Khor et Jae Young Lee – Les risques posés par la fragmentation du système commercial multilatéral vont au-delà des simples inefficacités. Sans un cadre cohérent et fondé sur des règles, les chaînes de valeur mondiales deviendront vulnérables, les risques d’investissement augmenteront et les petites économies, dépendantes du commerce, seront de plus en plus exposées à l’arbitraire des grandes nations.

Plus alarmant encore, la fragmentation exacerbe les tensions géopolitiques. Alors que le commerce mondial se fragmente en blocs concurrents, l’escalade des rivalités stratégiques alimente la méfiance et érode l’esprit de coopération qui sous-tend l’ordre multilatéral. À terme, cette dynamique pourrait conduire à un découplage économique majeur, ce qui réduirait les économies d’échelle et compromettrait les gains de bien-être général que le libre-échange a historiquement apportés.

Les économies émergentes et en développement seront les plus touchées par la fragmentation des échanges. Sans mécanismes solides garantissant l’équité et la prévisibilité, leur capacité à s’intégrer aux marchés mondiaux et à réaliser une croissance durable sera fortement limitée.

Dans ce contexte difficile, les pays de l’ASEAN+3 – les dix États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, plus la Chine, le Japon et la Corée du Sud – se trouvent à la croisée des chemins. Longtemps tributaire de marchés ouverts, de chaînes d’approvisionnement intégrées et d’une croissance tirée par les exportations, la région a beaucoup à perdre, mais aussi beaucoup à gagner si elle parvient à relever avec succès les défis actuels du système commercial mondial.

La crise financière asiatique de la fin des années 1990 offre un éclairage précieux sur la manière de répondre au contexte économique actuel. Cette crise a marqué le premier grand test de la région, révélant de profondes vulnérabilités structurelles, mais aussi catalysant des réformes audacieuses et un renforcement de la coopération régionale. S’en est suivie une profonde transformation : des politiques nationales judicieuses et une intégration régionale plus poussée ont permis aux économies de l’ASEAN+3 d’en sortir plus fortes, plus résilientes et plus interconnectées.

Aujourd’hui, une génération plus tard, la guerre tarifaire menée par le président américain Donald Trump sape les fondements de l’ordre international fondé sur des règles qui ont permis l’essor des économies de l’ASEAN+3. Cette fois, les États membres doivent faire plus que s’adapter ; ils doivent contribuer à façonner un système commercial mondial qui reflète leurs intérêts.

L’ASEAN+3 est un moteur majeur du commerce international et de la croissance économique, représentant environ 30% du PIB mondial, 28% du commerce mondial et près de 20% des investissements directs étrangers. Ses chaînes d’approvisionnement étroitement interconnectées – de l’électronique à l’automobile – ont renforcé la résilience régionale et favorisé un fort sentiment d’objectif commun.

Les atouts de la région vont bien au-delà du volume des échanges commerciaux. L’ASEAN+3, avec son vaste marché de consommation en pleine expansion et ses fondamentaux macroéconomiques solides, joue un rôle central dans les chaînes de valeur mondiales. Une main-d’œuvre qualifiée, des écosystèmes technologiques dynamiques et un tissu manufacturier sophistiqué devraient également soutenir sa transition vers un développement à forte valeur ajoutée et à forte intensité de savoir.

Ces atouts positionnent la région comme un leader dans une économie mondiale axée sur l’innovation, notamment dans des secteurs stratégiques comme les énergies renouvelables, le commerce électronique et la robotique. Mais ils impliquent également que les économies de l’ASEAN+3 ont la responsabilité de contribuer à la préservation du système commercial multilatéral, à l’heure où l’administration Trump semble déterminée à défier les règles et normes mondiales établies.

L’architecture institutionnelle de la région, des accords commerciaux aux filets de sécurité financière, renforce encore sa capacité d’action coordonnée. Ensemble, ces cadres pourraient permettre aux gouvernements de l’ASEAN+3 de contribuer à remodeler la mondialisation pour le XXIe siècle, la rendant plus inclusive, plus résiliente et mieux adaptée à un monde de plus en plus fragmenté.

Mais pour devenir une force stabilisatrice, les pays de l’ASEAN+3 doivent agir résolument dans quatre domaines cruciaux. Le premier est l’intégration régionale. Des accords commerciaux comme le Partenariat économique régional global et l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste offrent des pistes prometteuses pour promouvoir des règles commerciales ouvertes, inclusives et tournées vers l’avenir dans la région et au-delà.

Deuxièmement, les gouvernements de l’ASEAN+3 doivent soutenir activement les réformes visant à revitaliser et à renforcer l’Organisation mondiale du commerce. Restaurer la pertinence de l’OMC est essentiel au maintien d’un système commercial multilatéral fonctionnel. Les principales priorités devraient être d’améliorer son mécanisme de règlement des différends et d’actualiser les règles commerciales afin de relever les défis émergents tels que l’IA et le changement climatique.

Troisièmement, les pays de l’ASEAN+3 doivent prendre l’initiative de promouvoir la coopération dans des domaines de plus en plus cruciaux pour la compétitivité et la durabilité futures, tels que les énergies propres, les technologies numériques, la résilience des chaînes d’approvisionnement et l’innovation inclusive. En harmonisant les cadres politiques, en partageant les meilleures pratiques et en investissant dans les biens publics régionaux, les gouvernements peuvent contribuer à l’établissement de normes mondiales tout en garantissant une répartition équitable des bénéfices du progrès technologique.

Quatrièmement, le renforcement du dialogue et de la coordination des politiques macroéconomiques demeure essentiel au programme de l’ASEAN+3. Dans un environnement mondial de plus en plus instable, une coopération plus étroite en matière de stabilité macrofinancière, ainsi que des mécanismes plus solides de prévention et de réponse aux crises, sont impératifs.

L’Initiative de Chiang Mai pour la multilatéralisation (CMIM), créée en 2010 pour fournir des liquidités à court terme en période de crise économique, constitue un filet de sécurité financier régional. Avec le Bureau de recherche macroéconomique ASEAN+3 (AMRO), qui fournit des analyses et des conseils stratégiques ponctuels, la CMIM reflète l’engagement collectif de la région en faveur de la stabilité macrofinancière, soulignant la valeur durable d’une coordination proactive des politiques.

Face à une profonde incertitude mondiale, les pays de l’ASEAN+3 doivent à nouveau faire face à un choc externe majeur, comme ils l’ont fait lors de la crise financière asiatique il y a trente ans. Les économies membres doivent rester vigilantes et résister à l’attrait du protectionnisme, même si elles sont poussées à engager des négociations bilatérales avec les États-Unis. Plutôt que de se replier sur elles-mêmes, les gouvernements devraient réaffirmer leur engagement en faveur du libre-échange et se concentrer sur la restructuration des industries nationales et la diversification des relations commerciales afin de réduire leur dépendance excessive à un marché unique.

En poursuivant ces stratégies, les économies de l’ASEAN+3 peuvent jouer un rôle essentiel dans la création d’un système commercial mondial plus durable, plus équitable et plus dynamique. Cependant, la concrétisation de cette vision exige plus qu’un alignement interne ; elle exige un engagement actif avec des partenaires partageant les mêmes idées et des institutions internationales. Des organisations comme AMRO sont bien placées pour favoriser le dialogue politique, fournir des analyses rigoureuses et promouvoir l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes afin de guider la région face aux défis à venir.

En fin de compte, la réussite durable de la région dépendra de sa capacité à préserver les principes fondamentaux qui ont soutenu sa transformation économique : l’ouverture, la coopération et un engagement indéfectible en faveur d’une gouvernance fondée sur des règles. En restant fidèles à ces valeurs, les pays de l’ASEAN+3 peuvent servir d’exemple aux autres économies émergentes, démontrant que le prochain chapitre de la mondialisation ne doit pas nécessairement être défini par la fragmentation et le déclin.

Hoe Ee Khor est ancien économiste en chef du Bureau de recherche macroéconomique ASEAN+3. Jae Young Lee est chef de groupe et économiste principal au Bureau de recherche macroéconomique ASEAN+3.

Droits d’auteur : Project Syndicate, 2025.
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