samedi, mars 23

« Le coup de la triangulation joué par la Chine »

De Project Syndicate, par Stephen S. Roach – Il est rare que les tournants de l’histoire apparaissent immédiatement avec une grande clarté. Mais la déclaration commune du président russe Vladimir Poutine et du président chinois Xi Jinping, le 4 février, à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, pourrait bien être une exception et marquer un tournant dans une nouvelle guerre froide.

La triangulation a été la tactique stratégique décisive de l’Amérique lors de la première guerre froide. Le rapprochement de Richard Nixon avec la Chine, il y a 50 ans ce mois-ci, a isolé l’ancienne Union soviétique à un moment où ses fondements économiques commençaient à s’effriter. Comme le dit Henry Kissinger dans son opus, On China, «Le rapprochement sino-américain a commencé comme un aspect tactique de la guerre froide ; il a évolué jusqu’à devenir central dans l’évolution du nouvel ordre mondial.» Il a fallu du temps pour que la stratégie réussisse. Mais, 17 ans plus tard, le mur de Berlin est tombé et l’Union soviétique a implosé.

N’étant jamais du genre à ignorer les leçons de l’histoire, la Chine opte pour sa propre stratégie de triangulation dans le contexte de la deuxième guerre froide naissante. Un tandem Chine-Russie pourrait modifier l’équilibre mondial du pouvoir à un moment où l’Amérique est particulièrement vulnérable. Cela laisse présager une fin de partie inquiétante.

Des indices importants peuvent être trouvés dans la triangulation de la première guerre froide. Craignant la menace militaire soviétique, les États-Unis ont contre-attaqué en embrassant la Chine dans un mariage économique de convenance. Peu importe que le partenariat entre les États-Unis et la Chine, qui a initialement fourni des produits bon marché aux consommateurs américains durement éprouvés, ait maintenant été brisé par une guerre commerciale et technologique. Le fait est qu’une stratégie comparable a maintenant réuni la Chine et la Russie.

Ce nouveau mariage est commode en termes économiques et géostratégiques. La Russie possède le gaz naturel dont a besoin une Chine gourmande en énergie, dépendante du charbon et polluée. Et la Chine, avec son épargne excédentaire, ses capitaux étrangers abondants et son initiative Belt and Road, offre à la Russie un poids supplémentaire pour soutenir ses ambitions territoriales à peine voilées.

L’angle géostratégique est tout aussi convaincant. À tort ou à raison, Xi Jinping et Vladimir Poutine sont tous deux convaincus que les États-Unis cherchent à contenir leur ascension prétendument pacifique. La Chine pointe du doigt non seulement les droits de douane de l’ancien président américain Donald Trump et les sanctions imposées à ses principales entreprises technologiques, mais aussi un ambitieux Partenariat transpacifique qui excluait la Chine (et qui s’est depuis transformé en un Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste). Plus récemment, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis ont conclu l’accord trilatéral de sécurité AUKUS, qui vise directement la Chine.

Vladimir Poutine fait de même en résistant à l’endiguement de la Russie par les États-Unis. Craignant l’élargissement de l’OTAN, il semble plus que désireux de prendre l’Ukraine en otage et d’amener l’Europe au bord d’un nouveau conflit dévastateur. Poutine, qui a décrit la disparition de l’Union soviétique comme «un désastre géopolitique majeur du [vingtième] siècle», n’aimerait rien plus que de rembobiner l’histoire. Pourtant, les menaces du président américain Joe Biden pourraient bien avoir acculé Vladimir Poutine, ne lui laissant aucune possibilité de désescalade pour sauver la face. Pour les autoritaires, la face est tout.

La déclaration conjointe sino-russe du 4 février ne laisse guère de doute sur le fait que les deux dirigeants sont unis dans l’idée que l’Amérique représente une menace existentielle pour leurs ambitions. Poutine a réussi à obtenir de Xi qu’il s’oppose à l’expansion de l’OTAN, une question qui se situe bien en dehors du champ d’action du dirigeant chinois. Et Xi a coopté Poutine pour qu’il signe un accord conforme au modèle de la «Pensée de Xi Jinping», présentant leur déclaration commune comme une nouvelle déclaration grandiose de politique de la « nouvelle ère » de la Chine.

Il ne fait guère de doute que la Chine et la Russie ont adopté la triangulation comme tactique stratégique. Ironiquement, contrairement à la première guerre froide, ce sont les États-Unis qui sont aujourd’hui triangulés. Et, comme auparavant, il y a de bonnes raisons de croire que la fin de la partie sera déterminée dans l’arène économique.

C’est là que la comparaison entre les deux guerres froides est particulièrement inquiétante. De 1947 à 1991, l’économie américaine était équilibrée et forte. En revanche, au cours de la dernière décennie, la croissance du PIB réel (1,7%) et les gains de productivité (1,1%) ont été inférieurs de moitié à leur taux moyen sur cette période antérieure de 44 ans. Les comparaisons récentes sont encore pires pour l’épargne intérieure, la balance courante et le déficit commercial béant de l’Amérique.

Les États-Unis ont remporté la première guerre froide non seulement parce que leur économie était forte, mais aussi parce que celle de leur adversaire était extrêmement faible. À partir de 1977, la croissance de la production par habitant en Union soviétique a ralenti de manière spectaculaire, avant de plonger à un taux annuel moyen de 4,3 % au cours des deux dernières années de la guerre froide. Cela présageait un effondrement économique futur de l’État succédant à l’Union soviétique. De 1991 à 1999, l’économie de la Fédération de Russie s’est contractée de 36 %.

Aujourd’hui, l’économie américaine, affaiblie, est confrontée à la montée en puissance de la Chine, contrairement à l’affrontement entre une Amérique forte et une Union soviétique chancelante. L’influence de la Chine ne risque pas non plus d’être diminuée par la Russie, un acteur mineur de l’économie mondiale. En 2021, le PIB chinois était six fois supérieur à celui de la Russie, et l’écart devrait encore se creuser dans les années à venir.

Pourtant, Poutine fournit à Xi précisément ce qu’il veut : un partenaire qui peut déstabiliser l’alliance occidentale et détourner l’attention stratégique de l’Amérique de sa manœuvre d’endiguement de la Chine. Du point de vue de Xi Jinping, cela laisse la porte grande ouverte à l’ascension de la Chine au statut de grande puissance, réalisant la promesse de rajeunissement national énoncée dans le «Rêve chinois» cher à Xi Jinping.

Selon Kissinger, les États-Unis et la Chine se trouvaient déjà sur les «contreforts d’une nouvelle guerre froide» à la fin 2019. L’intrigue s’est depuis épaissie avec l’émergence d’une nouvelle stratégie de triangulation. Le rapprochement entre Xi et Poutine renforce la conclusion que cette guerre froide sera très différente de la dernière. Malheureusement, l’Amérique semble dormir sur ses deux oreilles.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Stephen S. Roach, membre de la faculté de l’université de Yale et ancien président de Morgan Stanley Asia, est l’auteur de Unbalanced: The Codependency of America and China (Yale University Press, 2014) et du livre à paraitre Accidental Conflict.

Copyright: Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

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