jeudi, mai 22

Les puissances moyennes dans la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine

De Project Syndicate, par Wing Thye Woo  – Alors que les droits de douane américains commencent à remodeler les flux commerciaux mondiaux, de nombreux pays craignent qu’un déluge de produits chinois à prix réduit, initialement destinés aux États-Unis, ne déferle sur leurs côtes.

Pour les en empêcher, notamment face à la pression récessionniste croissante, certains pourraient être tentés d’imposer leurs propres droits de douane sur les importations chinoises. Dans ce cas, la Chine serait totalement exclue du commerce international, offrant une victoire inattendue au président américain Donald Trump, qui revendiquerait sans aucun doute le mérite de cette nouvelle Grande Muraille.

Pour éviter ce scénario, la Chine doit mener des politiques à court terme conformes à son objectif à long terme de construire une architecture de gouvernance mondiale pour un monde multipolaire. La Chine ne se fait aucune illusion quant à son hégémonie au XXIe siècle. L’Inde deviendra inévitablement une superpuissance d’ici le milieu du siècle. L’Europe pourrait également rejoindre leurs rangs, car la vision du monde de Trump, fondée sur la loi du plus fort, semble vouée à accélérer et à approfondir l’intégration européenne.

L’actuel affrontement sino-américain semble refléter une compréhension commune selon laquelle, pour éviter le piège de Thucydide – lorsque les tensions entre une puissance hégémonique en place et une puissance montante mènent au conflit –, il faudra parvenir à un accord sur leurs sphères d’influence respectives. Les efforts défensifs des deux camps pour étendre leur influence mondiale ont dégénéré en une forme grossière d’impérialisme. Trump convoite le Canada, le Groenland, le Panama et Gaza, tandis que les revendications territoriales de la Chine en mer de Chine méridionale ont amené sa frontière maritime aux portes de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est.

Mais il reste à voir quel rôle la guerre commerciale jouera dans cette compétition. Les droits de douane imposés mutuellement par les États-Unis et la Chine ont effectivement découplé leurs échanges commerciaux. Les pays touchés par ces droits de douane « réciproques » seront-ils contraints de rejoindre la sphère d’influence américaine dans le cadre d’accords commerciaux bilatéraux ?

La réponse est non, tant que la Chine respecte le droit de ses partenaires commerciaux à entretenir des relations amicales avec toutes les superpuissances. Dans un tel scénario, les avantages du commerce avec la Chine demeurent trop importants pour être négligés. Mais pour en tirer profit et préserver leur autonomie, les puissances moyennes devront s’engager dans une coopération multilatérale.

Dans un premier temps, les puissances moyennes doivent convaincre la Chine qu’il est dans son intérêt à long terme de mettre un terme à la vente à prix réduit de biens destinés au marché américain, ce qui implique des restrictions volontaires à l’exportation. Mais le gouvernement chinois doit également s’attacher à stimuler la consommation intérieure en réduisant les impôts sur le revenu et la TVA, en développant les programmes de protection sociale (notamment pour les soins de santé, la garde d’enfants et les retraites) et en assouplissant le système d’enregistrement des ménages (hukou ) – qui régit l’accès aux services sociaux – dans les grandes villes côtières. Par ailleurs, la Chine peut stimuler la demande de services en attirant davantage de touristes et d’étudiants étrangers et en incitant les touristes chinois à voyager dans le pays.

Pour atténuer les difficultés d’ajustement et réduire le déficit budgétaire à moyen terme, la Chine devrait redoubler d’efforts en matière de réformes structurelles axées sur l’offre et réformer le secteur financier, ce qui libérerait de nouvelles forces productives. Par exemple, si des banques privées de taille moyenne, axées sur le marché, étaient autorisées à émerger, elles pourraient soutenir les petites et moyennes entreprises à forte intensité de main-d’œuvre, traditionnellement discriminées par les grandes banques d’État. L’assouplissement des contrôles de capitaux favoriserait également l’internationalisation du renminbi au rang de dollar et l’émergence de Shanghai comme place financière mondiale au même titre que Londres et New York.

L’escalade de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, ainsi que la concurrence entre les normes technologiques découlant d’une fragmentation géopolitique plus profonde, causeront des dommages considérables aux puissances moyennes. Être contraints de se regrouper dans une sphère d’influence éroderait leur souveraineté et limiterait leurs marchés d’exportation. Pour éviter de devenir des pions dans une guerre par procuration, les puissances moyennes devraient former une union d’États tampons indépendants, fondée sur les mêmes principes que les Nations Unies et l’Organisation mondiale du commerce.

Les membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), ainsi que le Japon et la Corée du Sud, devraient proposer un Pacte de durabilité Atlantique-Pacifique (APSP – Atlantic-Pacific Sustainability Pact) à l’Union européenne et au Royaume-Uni. Pratiquant un régionalisme ouvert, l’APSP aurait trois missions principales. La première serait de créer une zone de libre-échange ouverte à tous les pays, en vue de construire le plus grand marché intégré possible. Les membres de l’ASEAN, le Japon et la Corée du Sud pourraient ensuite fusionner les principaux accords commerciaux Asie-Pacifique sous l’égide économique de l’APSP.

La deuxième tâche consisterait à instituer un groupe de paix non partisan au sein de l’ONU et d’autres forums mondiaux et régionaux afin d’éviter que les tensions entre les États-Unis et la Chine (ainsi que la Russie) n’entravent la coordination internationale sur des problèmes mondiaux communs tels que le changement climatique et les pandémies.

Enfin, l’Atlantic-Pacific Sustainability Pact aurait intérêt à créer une agence de développement grâce à laquelle les membres les plus riches pourraient apporter un soutien technique et financier aux efforts des membres les plus pauvres pour atteindre la neutralité carbone, protéger leur biodiversité et accélérer leur croissance économique. Cela compenserait l’aide que les superpuissances concurrentes utilisent pour influencer les pays pauvres.

À mesure que les économies de l’ASEAN rattrapent celles du Nord global, leur PIB combiné pourrait égaler celui de l’UE et du Royaume-Uni d’ici 2045. Dans un tel scénario, la puissance économique de l’APSP serait si grande que les États-Unis et la Chine devraient rejoindre le partenariat commercial, sous peine de risquer la défaite en s’isolant.

Le multilatéralisme coopératif constitue le meilleur espoir des puissances moyennes pour atténuer les conséquences de la guerre froide sino-américaine ; il pourrait même, à terme, mettre fin à ce conflit. À tout le moins, un multilatéralisme coopératif des puissances moyennes garantirait une gouvernance mondiale pacifique à mesure que l’ordre international passe d’un monde unipolaire à un monde multipolaire.

Wing Thye Woo, professeur émérite d’économie à l’Université de Californie à Davis, est professeur titulaire à l’Institut de recherche économique de Chine de l’Université du Liaoning, professeur invité à l’Université de Malaisie et professeur de recherche à l’Université Sunway.

Droits d’auteur : Project Syndicate, 2025.
www.project-syndicate.org

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