lundi, avril 29

Comment éviter une guerre sur la question taïwanaise?

De Project Syndicate, par Joseph S. Nye, Jr. – La Chine pourrait-elle attaquer Taïwan d’ici 2027 ? L’amiral Philip Davidson, chef du commandement indo-pacifique des forces américaines, le pensait avant de prendre sa retraite, en 2021, et il a récemment fait savoir qu’il maintenait sa position. Que les États-Unis et la Chine soient voués à s’affronter militairement pour Taïwan est une autre question. Le danger existe, mais l’issue n’est pas inéluctable.

La Chine considère Taïwan comme une province hors la loi et comme un vestige de la guerre civile des années 1940. Si les relations entre les États-Unis et la Chine se sont normalisées dans les années 1970, Taïwan reste un sujet de contentieux. Pour habiller le différend, on a trouvé une formule diplomatique : les Chinois des deux côtés du détroit de Taïwan ont convenu qu’il n’existait qu’«une seule Chine». Le refus de reconnaître de jure toute déclaration d’indépendance par Taïwan garantissait aussi, du point de vue américain, que la relation de l’île avec le continent serait réglée par la négociation, et non par la force – que la Chine, quant à elle, n’a jamais exclu d’utiliser.

Pendant des années, la politique taïwanaise des États-Unis a joué de ce qu’on nommait « ambiguïté stratégique», mais on la décrirait mieux en parlant de «double dissuasion». Les États-Unis voulaient dissuader la Chine d’utiliser la force, mais aussi dissuader Taïwan de provoquer Pékin en déclarant l’indépendance de l’île. Cela signifiait fournir à Taïwan des armes défensives, mais sans garantir officiellement sa sécurité, car alors Taïpei aurait pu être tenté de déclarer son indépendance.

Ainsi, lorsque je me suis rendu à Pékin, en 1995, en tant que membre de l’administration Clinton et qu’on m’a demandé si les États-Unis risqueraient réellement une guerre en défense de Taïwan, ai-je répondu que c’était possible, mais que personne ne pouvait en être certain. Je rappelai qu’en 1950 le secrétaire d’État, Dean Acheson, avait exclu la Corée de notre périmètre défensif, et que la même année, pourtant, Chinois et Américains s’entretuaient sur la péninsule coréenne. Si l’histoire nous enseignait quelque chose, c’était que la Chine devait éviter de courir le risque.

L’année suivante, on me demanda, après que j’eus quitté le gouvernement, de me joindre à un groupe bipartisan d’anciens hauts fonctionnaires se rendant à Taïwan. Nous nous entretînmes avec le président Chen Shui-bian, dont la visite «non officielle» aux États-Unis, peu de temps auparavant, avait déclenché une crise au cours de laquelle la Chine avait tiré des missiles vers la mer et les États-Unis, déployé des porte-avions au large des côtes taïwanaises. Nous prévînmes Chen que s’il déclarait l’indépendance, il ne pourrait pas compter sur un soutien américain. Ainsi fonctionnait l’«ambiguïté stratégique».

Pendant plus d’un demi-siècle, la formule d’«une seule Chine» et la doctrine de l’ambiguïté stratégique des États-Unis ont maintenu la paix. Aujourd’hui, certains analystes plaident pour une plus grande clarté stratégique quant à la défense de Taïwan. Ils rappellent que la Chine est aujourd’hui beaucoup plus forte qu’elle ne l’était en 1971 ou en 1995, et qu’elle se fait entendre de façon nettement plus virulente lorsqu’elle critique des initiatives comme la visite en 2022 à Taïwan de Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants. Pour augmenter encore le potentiel d’instabilité, la présidente sortante et le président élu, sont tous deux issus des rangs du Parti démocrate progressiste, qui souhaite officiellement l’indépendance, et selon les sondages, les Taïwanais, dans leur majorité, ne se considèrent pas comme chinois.

Le président des États-Unis, Joe Biden, a pour sa part déclaré à plusieurs reprises qu’il défendrait Taïwan si la Chine employait la force. Mais chaque fois, la Maison Blanche a «clarifié» son propos et rappelé que l’Amérique n’avait pas modifié sa politique. Ainsi l’administration a-t-elle tenté de renforcer ses moyens militaires de dissuasion d’une attaque chinoise, sans aller jusqu’à inciter la Chine à un comportement plus risqué en remettant en cause la politique d’«une seule Chine». L’objectif est de prolonger indéfiniment le statu quo.

La stratégie fonctionnera-t-elle ? Selon Henry Kissinger, qui a négocié la normalisation des années 1970, Mao Zedong disait à Richard Nixon que la Chine pouvait attendre 100 ans le retour de Taïwan dans son giron. Mais l’actuel dirigeant chinois, Xi Jinping, apparaît plus impatient. Son premier souci est le contrôle sur le parti communiste chinois, et le contrôle de ce dernier sur le pays. Une invasion ratée de Taïwan pourrait mettre en péril ces deux objectifs, mais une déclaration d’indépendance de Taïwan pourrait aussi faire craindre à Xi Jinping des menaces intérieures et l’inciter à prendre des risques.

Les mots des responsables politiques et des hauts fonctionnaires peuvent jouer sur cet équilibre délicat. Mais en diplomatie, les actes parlent plus fort, et les États-Unis peuvent agir, dans plusieurs directions, pour renforcer la dissuasion. Comme une île de 24 millions d’habitants ne pourra jamais obtenir une victoire militaire sur un pays peuplé de plus d’un milliard de personnes, Taïwan doit être capable d’opposer une résistance suffisamment forte pour que Xi Jinping revoie ses calculs. Il doit comprendre, être poussé à comprendre, qu’il ne pourra compter sur la rapidité et la dynamique du fait accompli. Pour cela, il faut non seulement à Taïwan des avions et des sous-marins technologiquement avancés, mais aussi des missiles sol-mer, qui peuvent être cachés dans des grottes pour ne pas être détruits par une première frappe chinoise. Taïwan doit devenir une épine qui resterait en travers de la gorge de qui voudrait l’avaler.

Taïwan est une île. Quelque 87 miles nautiques la séparent des côtes chinoises, qui lui font comme de vastes douves et rendent l’invasion difficile. Mais la mer peut aussi devenir l’instrument d’un blocus naval chinois pour amener Taïwan à se soumettre. L’île doit donc grossir ses réserves de carburant et de nourriture, tandis que les États-Unis et leurs alliés doivent faire comprendre à Pékin qu’ils ne respecteront pas, le cas échéant, un blocus. Cela signifie le positionnement de systèmes militaires américains au Japon, en Australie et aux Philippines, capables d’atteindre Taïwan dans la semaine. Ce qui réduirait l’ambiguïté de la dissuasion américaine.

Les États-Unis ne devraient pas pour autant abandonner le principe de la double dissuasion. Pour éviter une guerre, il faut montrer à Pékin que Washington et ses alliés ont la capacité de défendre Taïwan, et rappeler aux dirigeants de l’île qu’une déclaration d’indépendance de jure serait une provocation, par conséquent inacceptable. Beaucoup de choses ont changé depuis que Nixon et Mao ont inventé la formule d’«une seule Chine», mais cette formule, combinée aux initiatives présentées plus haut, peut encore contribuer à éviter que la question taïwanaise ne provoque une guerre.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Joseph S. Nye, Jr., professeur à l’université Harvard, ancien secrétaire adjoint à la Défense des États-Unis, est l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, de of A Life in the American Century (Polity Press, 2024, non traduit).

Copyright: Project Syndicate, 2024.
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