jeudi, février 22

Les états africains doivent définir une « politique chinoise »

Xavier Aurégan, docteur en géographie-géopolitique de l’Institut français de géopolitique revient pour Chine-Magazine.Com sur les relations sino-ivoiriennes et nous explique les grandes lignes de son ouvrage « Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire » 

Xavier Aurégan
Xavier Aurégan

Chercheur au Centre de recherches et d’analyses géopolitiques (CRAG) de l’Institut français de géopolitique (IFG) et associé au Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), Xavier Aurégan analyse depuis 2007 les relations entre la Chine et l’Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Enseignant dans plusieurs universités et consultant indépendant, il co-organise par ailleurs le séminaire Présences chinoises en Afrique à l’EHESS.

– Dans votre ouvrage, Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire, vous étudiez la Cote d’Ivoire pour illustrer les relations sino-africaines, pour quelles raisons avez-vous choisi ce pays plutôt qu’un autre ?

Après avoir analysé les relations entre la Chine, le Sénégal, le Mali et la Mauritanie durant mon Master réalisé à l’Institut français de géopolitique, j’ai, dans le cadre de ma thèse, effectivement choisi la Côte d’Ivoire.

Outre le fait que la Côte d’Ivoire soit la principale puissance économique francophone régionale (un tiers du PIB de l’UEMOA), elle présentait en 2008, au début de mon Doctorat, plusieurs atouts. Historiquement, la Côte d’Ivoire – dirigée par Félix Houphouët-Boigny durant 33 ans – est intrinsèquement liée à la France et ses représentants, politiques comme économiques.

De ce fait, elle a proposé une politique étrangère pour le moins divergente par rapport à ses voisins et à une partie de l’Afrique de l’Ouest en général. En 1983, l’éviction de Taïwan au profit de la Chine populaire est donc un élément supplémentaire et ayant guidé mon choix. Cette reconnaissance intervient dans un contexte de crise économique et politique qui a perduré jusqu’en 2011 et l’intronisation d’Alassane Ouattara.

La possibilité d’analyser les relations taïwano-ivoiriennes (1960-1983) et sino-ivoiriennes (depuis 1983) sur le temps long est extrêmement intéressant. De fait, la dernière partie de mon ouvrage traite spécifiquement des rapports des quatre présidents ivoiriens (Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara) avec la Chine, intégrant les représentations chinoises et les discours des ambassadeurs, les financements, les réalisations, les visites officielles ou encore la « pratique » du territoire ivoirien par les diplomate chinois.

Dans ce cadre, le double jeu de Laurent Gbagbo (2000-2010) entre Paris et Pékin, l’éventuel soutien chinois à ce dernier et la récupération politico-économique des réalisations et projets chinois par Alassane Ouattara après avril 2011 font partie des éléments analytiques qui ont guidé mon choix.

Enfin, contrairement au Sénégal et à d’autres États africains francophones, la Chine et ses migrants-investisseurs ont diversifié leurs investissements, leurs projets de coopération et leurs aides en Côte d’Ivoire.

En d’autres termes, il n’y a pas que deux ou trois secteurs privilégiés par la Chine en Côte d’Ivoire. Si l’agriculture et la santé restent les portes d’entrée de Pékin à Abidjan, les télécommunications, la Défense, le sport et les infrastructures économiques, en sus des secteurs « traditionnels » des migrants-investisseurs (pêche, restauration, commerce de gros et de détail) et des groupes à capitaux publics (bâtiment) sont substantiels dans la relation sino-ivoirienne.

Concernant les migrants chinois, ces privés qui investissent in situ, à Abidjan notamment, le fait de retrouver un Chinamarket à Adjamé (Nord d’Abidjan) et plusieurs communautés chinoises en général a également contribué à porter mon choix sur Abidjan plutôt que Conakry, Niamey ou une autre capitale ouest-africaine.

geopolitiqueEn résumé, les facteurs historiques, économiques, politiques et sociaux convergent tous vers le choix ivoirien.

– Pourquoi les relations entre la Chine et la Cote d’Ivoire sont plus récentes (1983) que celles de pays voisins tels que le Ghana (1960) ou la Guinée (1959) ?

Tête de pont du réseau franco-africain, soit de l’« État franco-africain » selon Jean-Pierre Dozon, meilleure représentation africaine du pré carré français et relai de Paris en Afrique de l’Ouest, Félix Houphouët-Boigny fut, à Paris, député dès 1945 et ministre à partir de 1956.

En dépit de la reconnaissance par le général de Gaulle de la Chine populaire en 1964, l’historique président ivoirien s’est opposé – avec véhémence – à toute avancée progressiste et communiste sur le continent. Stigmatisée et honnie dans les discours d’Houphouët-Boigny et via ses ministres, la Chine « rouge » était considérée comme indésirable en Côte d’Ivoire jusqu’en 1983. Entre l’indépendance (1960) et 1983, c’est effectivement la République de Chine (Taïwan) qui est reconnue par Abidjan, capitale économique et capitale politique jusqu’en… 1983.

Anti-communiste opportuniste, dépendant des financements et des coopérants français, le président ivoirien se voulait le leader des territoires africains francophones, du moins de ceux qui ont opté – plus ou moins volontairement – pour le monde occidental, et donc contre le ou les leaders communistes (URSS et Chine).

Opposés à la politique africaine française, la Guinée et pour partie le Mali et la Mauritanie ont effectivement reconnu très tôt la Chine populaire. À l’image de l’Égypte, du Soudan et du Ghana, ce sont des États qui n’ont pas souhaité s’inscrire dans la lutte entre les deux blocs hégémoniques de la Guerre froide (URSS et USA) ou qui ont délibérément choisi le premier, celui de l’Est, qui se fissure dès la fin des années 1950 jusqu’à la rupture sino-soviétique.

Officiellement, un choix devait dont être effectué entre soutenir Pékin ou Moscou. Abidjan s’oppose ainsi aux deux et préfère Paris et Washington. Néanmoins, au début des années 1980, un certain nombre d’évènements vont contribuer à apaiser l’anti-communisme d’Houphouët-Boigny et à délaisser Taipeh au profit de l’ennemi historique, la Chine populaire.

Succinctement, Félix Houphouët-Boigny est confronté au premier Plan d’ajustement structurel (PAS) de 1981-1983, à une dette insoutenable, à des coupes budgétaires et à la mise sous tutelle des ministères. La Côte d’Ivoire connait une crise environnementale extraordinaire, voit l’émergence d’un leader politique populaire (Laurent Gbagbo), observe la tournée africaine de Zhao Ziyang, le ministre des Affaires étrangères chinois, dans dix États africains, et l’évolution de la Chine elle-même (création des comités de villageois, Quatre Modernisations, création des Zones économiques spéciales, Constitution de décembre 1982, doctrine « un pays, deux systèmes », les trois « non » taïwanais répondant aux trois liens chinois, etc.).

L’agrégation de ces facteurs et évènements, dont le voyage de François Mitterrand en Chine (début 1983) ou l’engagement étasunien à réduite, puis arrêter les ventes d’armes à Taïwan, ont tous contribué à évincer Taïwan et reconnaître Pékin en 1983, « seul et légitime gouvernement représentant le peuple entier de Chine » puisque « Taïwan fait partie intégrante du territoire de la République populaire de Chine ».

– Que pensez-vous des propos du ministre ivoirien du Pétrole et de l’Énergie, Adama Toungara, indiquant que « la Côte d’Ivoire qui suit avec beaucoup d’attention l’évolution de la Chine dans tous les domaines entend s’inspirer du modèle chinois » (01/10/2016) ? Selon vous, la Cote d’Ivoire doit-elle prendre pour exemple la Chine, où trouver les moyens de développer son propre modèle économique grâce aux investissements chinois ?

Chine Cote d'ivoireDe fait, la Côte d’Ivoire n’a pas les moyens de développer un système ou un modèle économique basé sur des industries à haute intensité de main d’œuvre et une stratégie d’import-substitution, du moins à l’échelle chinoise et malgré sa croissance économique exceptionnelle depuis l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir en 2011. Ainsi, aucun pays ne peut rivaliser avec la Chine, son « économie socialiste de marché », son 1,3 milliard d’habitants, ses avantages comparatifs, etc.

En revanche, les propos du ministre Adama Toungara ne sont pas dénués de bon sens. Selon moi, il faut effectivement tirer les leçons de la croissance économique chinoise, soit attirer les Investissements directs étrangers (IDE) pour industrialiser, développer les infrastructures, pourvoir en emploi une population essentiellement dans l’informel, le tout devant être encadré par l’État qui se doit d’être au cœur d’une stratégie « développementaliste pro-active ».

Ainsi, ce modèle chinois nécessairement réadapté est profondément géopolitique puisqu’il doit englober le(s) territoire(s), ses acteurs, la population, les contraintes et opportunités physiques, mais également les facteurs historiques, politiques, économiques et sociaux. La diplomatie économique ivoirienne doit donc, comme tous les États africains et l’Union africaine en premier lieu, définir une « politique chinoise » pour influencer Pékin, ses institutions et ses acteurs.

Sommairement, cette stratégie doit accentuer le processus de diversification des sources d’IDE, des partenaires diplomatiques et commerciaux, et imposer un transfert de savoir-faire. Si les États d’Afrique subsaharienne disposent d’expertises géopolitiques inhérentes aux présences chinoises en Afrique, ils pourront enfin développer un éventuel modèle chinois africanisé qui, à mon sens, est plus à même d’appuyer l’essor du secteur privé, de la croissance, des infrastructures et d’industries à haute intensité de main d’œuvre que le Consensus de Washington et le modèle ultra-libéral défendu par les capitales occidentales.

– D’ailleurs, quel est le volume des échanges entre les deux pays et quelles sont les matières qui intéressent le plus les chinois en Cote d’Ivoire ? Il y a-t-il réellement un échange « gagnant-gagnant » dans le domaine économique et commercial ?

Comme le rapporte Thierry Pairault sur son site Internet, la dissymétrie est telle qu’il ne peut y avoir de réelle relation gagnant-gagnant. Cette expression peut néanmoins désigner beaucoup de choses : relation politique, économique, financière ? De quoi parle-t-on ? Compte-tenu du poids politique et économique chinois, et de plus en plus culturel, la Côte d’Ivoire ne peut en aucun cas s’opposer frontalement à la Chine populaire.

balance-des-echanges-en-pib-2014-t-pairaultCeci étant dit, chaque partie – à condition de bien identifier ces parties et les acteurs afférents – peut « gagner ». La Chine doit trouver des débouchés commerciaux, fournir des contrats et expériences à ses groupes à capitaux publics (entreprises sous tutelles locale et centrale), rehausser qualitativement son réseau diplomatique et économique à l’international, assurer, à l’extérieur, une partie de sa croissance interne, etc.

Pour la Côte d’Ivoire, les enjeux sont diplomatico-politiques et économiques : diversifier ses partenaires, entretenir de bonnes relations avec la deuxième puissance mondiale et limiter l’influence des partenaires historiques d’une part, attirer des IDE et capitaux, faire financer, construire et entretenir ses projets à moindre coût et rapidement d’autre part. Ce qu’Abidjan ne peut pas faire avec le FMI, la Banque mondiale, Paris, Washington ou Londres, elle le fait avec Pékin – mais aussi avec New Delhi, Tokyo, Brasilia, Ankara ou Seoul – et vice-versa.

En ce qui concerne les échanges commerciaux de marchandises, à l’image de ceux entre le continent africain et la Chine, ils n’ont cessé d’augmenter et de se diversifier. La structure des échanges sino-ivoiriens se compose comme suit : la Côte d’Ivoire importe majoritairement des articles manufacturés (47%), des machines et matériel de transport (24%) et des produits alimentaires (20%). A contrario, elle exporte des matières brutes (77%, dont des fibres textiles, du bois et du caoutchouc) et du pétrole (5%).

De 1995 à 2014, les échanges commerciaux cumulés sont donc passés de 86 millions $ à 1,4 milliards $, avec une balance commerciale largement défavorable à Abidjan : – 7,8 milliards $, 83% des échanges étant favorables à Pékin. Cette tendance à la – forte – hausse s’observe également à travers l’aide fournie par la Chine populaire à la Côte d’Ivoire – la Chine étant le deuxième bailleur derrière la France – et dans l’évolution du commerce sino-africain. La Chine a dépassé les États-Unis dès 2009, devenant par conséquent le premier partenaire commercial du continent africain après la crise des Subprimes.

Découvrez l’ouvrage Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire, édition Riveneuve.

 

 A SUIVRE …. 

– En avril 2011 (La Chine en Côte d’Ivoire : le double jeu, Diploweb), vous écriviez que « la politique extérieure chinoise, également pragmatique, ne souffre pas d’un passé colonial européen. Les représentations africaines ne dénoncent jamais – ou rarement – l’impérialisme chinois en Afrique, ce qui n’est pas le cas pour Paris et Washington, qui n’en sont plus à une aporie près« . A l’instar d’autre universitaires et observateurs, pensez-vous que la Chine colonise l’Afrique ?

Il est vrai que la seconde phrase peut être interprétée comme tel. Néanmoins, loin de moi l’idée d’évaluer les hétérogènes présences chinoises en Afrique comme une forme concrète d’impérialisme et de colonisation (…)

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