samedi, mars 9

L’enthousiasme anéanti d’un optimiste de la Chine

De Project Syndicate, par Stephen S. Roach – Ces 25 dernières années, j’ai toujours compté parmi les plus fervents optimistes sur la question de la Chine. J’en étais arrivé à ce point de vue au plus fort de la crise financière asiatique de 1997-1998. Le soi-disant miracle de la croissance est-asiatique s’était effondré, et beaucoup décrivaient la Chine comme le dernier domino voué à tomber, dans un contexte alors considéré comme la première crise de la mondialisation.

Dans mes allers-retours au sein de la région à cette période, en tant qu’économiste en chef de Morgan Stanley, j’avais rapidement pu apprécier la puissance de la transition économique de marché de la Chine. C’est ainsi qu’en mars 1998, je formulai une vision inédite dans les pages du Financial Times, à travers mon premier article publié concernant la Chine, intitulé «The Land of the Rising Dragon».

Mon raisonnement consistait pour l’essentiel à considérer que la Chine dépasserait le Japon en tant que nouveau moteur de l’Asie d’après-crise. Le Japon éprouvait en effet des difficultés au lendemain de l’implosion de ses bulles, tandis que la Chine, axée sur les réformes, présentait les ressources, la détermination et la stratégie nécessaires pour résister à la contagion monétaire d’un choc extérieur dévastateur, ainsi que pour atteindre une croissance économique rapide. La Chine confirmant cette promesse, dynamisée par son accession à l’Organisation mondiale du commerce fin 2001, face à un Japon plongé dans la difficulté d’une deuxième décennie perdue, l’économie chinoise finit ainsi par décoller telle une fusée.

Ce fut alors pour moi le commencement d’une extraordinaire aventure, en tant qu’optimiste de la Chine, issu de Wall Street et basé dans le pays. Au printemps 1998, je passe une journée à Seattle avec le ministre chinois des Finances de l’époque, Xiang Huaicheng. Il a lu ma publication dans le FT, et souhaite que nous échangions nos points de vue sur les économies chinoise et américaine. Dans nos discussions, il m’invitera à penser la Chine non pas en termes d’entreprises étatiques (SOE) préexistantes, mais davantage sous le prisme d’une culture alternative entrepreneurial rapidement émergente, axée sur les entreprises municipales et communales (TVE).

Xiang aura l’amabilité d’organiser par la suite une visite de plusieurs TVE dans la province du Fujian. Je serai particulièrement impressionné par la société Hengtong Group, producteur à forte croissance de fibre optique et de câbles de télécommunication de haute qualité. Je découvre en effet que l’entreprise Hengtong, riche de technologies américaines et allemandes de pointe, et employant un nombre étonnamment élevé de diplômes de l’université, constitue l’opposé d’une SOE chinoise typiquement sclérosée de longue date.

Cette expérience renforce ma curiosité. Je décide alors d’approfondir mes recherches sur le dynamisme a priori paradoxal d’une économie chinoise mixte, présentant des SOE nouvellement réformées et de plus en plus axées sur l’économie de marché, lesquelles commencent à l’époque à inscrire des actions en bourse sur les marchés internationaux de capitaux, le tout dans un exercice d’équilibre, et sur fond de croissance rapide du secteur privé. La Chine peut-elle alors espérer échapper aux problèmes chroniques rencontrés de longue date par d’autres systèmes mixtes tels que le Japon ?

Cette même question sera posée par l’ancien Premier ministre Wen Jiabao. Je le rencontre fin 2002, quelques mois avant sa nomination à ce poste, sous la présidence de Hu Jintao. Sa curiosité m’impressionne davantage que ses compétences stratégiques, par lesquelles s’était distingué son prédécesseur Zhu Rongji.

Wen aura toutefois le courage d’entamer un débat sur l’un des problèmes majeurs de la Chine : lors d’une conférence de presse en mars 2007, il met en garde sur le risque de voir une économie chinoise en apparence solide devenir « instable, déséquilibrée, mal coordonnée et peu viable ». À son crédit, Wen aborde ce paradoxe des « quatre un » (« unstable, unbalanced, uncoordinated and unsustainable ») quelques mois seulement avant l’apparition de la crise des subprimes aux États-Unis, qui conduira à la crise financière mondiale de 2008-2009.

À cette époque, je réaffirme mon optimisme concernant la Chine. J’estime en effet que la résilience du système mixte – héritage de la démarche de « réforme et ouverture » menée par Deng Xiaoping – constitue alors la clé de ce que j’entrevois comme un puissant rééquilibrage de l’économie chinoise. Les « quatre un » de Wen ne pourront être résolus qu’au moyen d’un passage structurel du modèle fondé sur les exportations et l’investissement à un modèle de croissance basée sur la consommation, d’un modèle de fabrication à un modèle de services, ainsi que d’un excès de l’épargne à une absorption de l’épargne via l’investissement dans un filet de sécurité sociale déficient de longue date, tout en passant d’une innovation étrangère à une innovation locale.

Le secteur privé chinois, flexible, mixte et de plus en plus dynamique peut y parvenir, et accomplir même davantage. Au cours des années qui suivront l’analyse de Wen, les plans quinquennaux de la Chine s’aligneront avec cet agenda de rééquilibrage. La nécessité d’une transformation structurelle, en direction d’un système davantage fondé sur le marché, deviendra de plus admise, ce qui donnera raison aux optimistes comme moi-même.

Débutera ensuite l’ère Xi Jinping. Dans un premier temps, le dirigeant chinois de la cinquième génération semblera taillé dans la même étoffe que le réformiste Deng. Un ensemble de réformes radicales, proposé lors du troisième plénum du 18e Congrès du Parti fin 2013, apparaîtra particulièrement encourageant. Peu après, certaines frictions inconfortables commenceront cependant à s’introduire dans la stratégie de rééquilibrage.

En 2017, Xi débutera le 19e Congrès du parti sur une régression en direction de l’idéologie marxiste, avec cette ligne directrice qui sera rapidement qualifiée de « Pensée de Xi Jinping ». Fini l’accent placé sur le rééquilibrage fondé sur la consommation. La campagne de lutte contre la corruption deviendra davantage une question d’élimination des rivaux politiques et de consolidation du pouvoir de Xi que d’exclusion des corrompus du Parti. Par ailleurs, la muscularité géostratégique de Xi rompra avec la posture sobre de Deng (« Dissimuler sa force, et attendre son heure »), et conduira à un conflit majeur avec les États-Unis.

L’année 2022 a été celle du réveil ultime pour les optimistes de la Chine. La tactique de grande puissance de Xi a conduit la Chine à conclure un « partenariat illimité » avec la Russie, à la veille d’une invasion non provoquée du Kremlin en Ukraine. L’insistance obstinée de Xi sur une politique « zéro COVID » intenable a engendré une vague de dissidence inédite depuis une génération. De même, le 20e Congrès du Parti, qui a eu lieu au mois d’octobre, a non seulement donné lieu à un troisième mandat de Xi au poste de secrétaire général, une première dans l’histoire du pays, mais s’est surtout limité pour le dirigeant chinois à affirmer une priorité à la sécurité, dans un monde menaçant, aux « mers périlleuses et tempétueuses », selon ses propres termes.

Compte tenu de la diminution de sa population en âge de travailler, la Chine, qui présentait jusqu’à récemment la plus formidable histoire de croissance au monde, doit accélérer la croissance de sa productivité si elle entend reprendre la main. Or, l’insistance croissante de Xi sur la sécurité, sur le pouvoir et sur le contrôle vient mettre à mal la productivité, au moment même où la Chine en a le plus besoin. Le miracle de la croissance ne pourra qu’en souffrir.

La Chine s’était pourtant approchée de la terre promise. Son économie moderne suivait une trajectoire extraordinaire. L’agenda de rééquilibrage promettait encore davantage. Xi est cependant venu anéantir cette promesse. L’économie politique de l’autocratie marque la fin de l’enthousiasme de ceux d’entre nous qui comptaient hier parmi les plus fervents optimistes de la Chine.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Stephen_S_Roach

Stephen S. Roach, ancien président de Morgan Stanley Asie, et membre du corps enseignant de l’Université de Yale, est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé Accidental Conflict: America, China, and the Clash of False Narratives (Yale University Press, 2022).

Copyright: Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

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