vendredi, avril 12

Une guerre autour de Taïwan ?

De Project Syndicate, par Joseph S. Nye, Jr. – Faut-il s’attendre à une guerre entre les États-Unis et la Chine autour de Taïwan ? Située à 145 kilomètres de la côte chinoise, l’île est considérée par Pékin comme une province renégate, une problématique que le président Xi Jinping a soulevée lors du récent 20e Congrès du Parti communiste chinois (PCC).

Même si Xi Jinping a déclaré privilégier une réunification par des moyens pacifiques, son objectif est clair, et le président chinois n’a pas exclu l’emploi de la force. Pendant ce temps, à Taïwan, la proportion de population s’identifiant comme exclusivement taïwanaise continue de dépasser celle qui se dit à la fois chinoise et taïwanaise.

Les États-Unis s’efforcent depuis de nombreuses années de dissuader à la fois Taïwan de proclamer officiellement son indépendance, et la Chine de faire usage de la force contre l’île. Ce qui a changé, c’est que les capacités militaires chinoises ont augmenté, et que le président américain Joe Biden a déclaré, à quatre reprises maintenant, que les États-Unis défendraient Taïwan. Après chacune de ces déclarations, la Maison-Blanche a formulé des « clarifications », précisant que la politique américaine d’« une seule Chine » n’avait pas changé.

La Chine rétorque que les récentes visites américaines de haut niveau à Taïwan vident cette politique de sa substance. Au déplacement de la speaker de la Chambre des représentants Nancy Pelosi au mois d’août, Pékin a répondu par plusieurs tirs de missiles à proximité des côtes taïwanaises. Que se passera-t-il si le parlementaire Kevin McCarthy devient speaker de la nouvelle Chambre sous contrôle républicain, et qu’il tient sa promesse de visite d’une délégation officielle sur l’île ?

Lorsque le président américain Richard Nixon s’est rendu en Chine pour rencontrer Mao Zedong en 1972, les deux pays partageaient l’intérêt commun d’un contrepoids face à la puissance soviétique, tous deux considérant à l’époque l’URSS comme le premier de leurs problèmes. Or, aujourd’hui, la Chine s’inscrit dans un alignement de convenance avec la Russie, toutes deux considérant les États-Unis comme leur principal problème.

Nixon et Mao ne parvenant pas à s’entendre sur la question de Taïwan, ils adopteront une formule destinée à reporter le problème à plus tard. Les États-Unis acceptent l’affirmation selon laquelle la population est chinoise des deux côtés du détroit de Taïwan, et ne reconnaissent qu’« une seule Chine » : la République populaire de Chine, continentale, et non la République de Chine de Taïwan. Les deux camps choisissent de gagner de temps, et de s’en remettre à ce que Deng Xiaoping, le successeur de Mao, appellera la « sagesse des générations futures ». Cette formule rappelle une fable du Moyen Âge, celle du prisonnier qui parvient à reporter sa propre exécution en promettant au roi d’apprendre à son cheval à parler. « Qui sait », avance le prisonnier, « le roi mourra peut-être, le cheval aussi, ou peut-être que le cheval finira par parler ».

Pendant cinquante ans, la Chine et les États-Unis bénéficieront de ce temps gagné. Après la visite de Nixon, la stratégie américaine consistera à interagir avec la Chine, dans l’espoir que la croissance commerciale et économique développe la classe moyenne chinoise, jusqu’à conduire à une libéralisation. Si cet objectif peut sembler excessivement optimiste aujourd’hui, cette politique américaine n’était en réalité pas totalement naïve.

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Restant prudents, le président Bill Clinton réaffirmera le traité américain de sécurité avec le Japon en 1996, et son successeur George W. Bush œuvrera à l’amélioration des relations de l’Amérique avec l’Inde. Pour autant, certains signes de libéralisation de la Chine s’observeront au début de notre siècle. Xi finira malheureusement par resserrer le contrôle du PCC sur la société civile, sur plusieurs régions telles que le Xinjiang et Hong Kong, et affirmera avoir pour ambition de récupérer Taïwan.

Les relations entre les États-Unis et la Chine sont aujourd’hui plus dégradées que jamais en 50 ans. Certains reprochent cette dégradation à l’ancien président Donald Trump. Or, en prenant du recul sur l’histoire, Trump n’a fait qu’agir tel un enfant turbulent qui aurait jeté de l’essence sur un feu déjà existant – un feu allumé par des dirigeants chinois à l’initiative d’une manipulation mercantiliste du système commercial international, d’un vol et transfert coercitif de propriété intellectuelle occidentale, ainsi que de la militarisation d’îles artificielles en mer de Chine méridionale. Face à ces manœuvres, la réaction des États-Unis est restée bipartisane. Ce n’est qu’en sa deuxième année de mandat que Biden a rencontré en face-à-face son homologue Xi – lors du dernier sommet du G20 à Bali.

L’objectif des États-Unis demeure, car elle consiste à dissuader à la fois la Chine de faire usage de la force contre l’île, et les dirigeants taïwanais de proclamer l’indépendance. Si certains analystes parlent d’« ambiguïté stratégique » pour qualifier cette politique, il est en réalité davantage question de « double dissuasion ». Quelques mois avant son assassinat, l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe appelait les États-Unis à s’engager plus clairement pour la défense de Taïwan. D’autres experts redoutent qu’un tel virage politique ne provoque une réponse chinoise, en supprimant cette ambiguïté qui permet aux dirigeants chinois d’apaiser le sentiment nationaliste.

Quel est le degré de probabilité d’un conflit ? Le commandement américain des opérations navales met en garde sur le risque de voir une puissance navale chinoise croissante tenter d’agir prochainement, convaincue que le temps joue en sa faveur. D’autres estiment que l’échec du président russe Vladimir Poutine dans l’invasion de l’Ukraine rend la Chine plus prudente, et que Pékin attendra l’après 2030. Même si la Chine renonçait à une invasion totale, et qu’elle se contentait de contraindre Taïwan par un siège ou en s’emparant de l’une des îles de l’archipel taïwanais, un accrochage entre navires ou avions pourrait transformer rapidement la situation, notamment en cas de pertes de vies humaines. Si les États-Unis réagissaient en gelant les actifs chinois, ou en invoquant le Trading with the Enemy Act, les deux pays pourraient glisser vers une guerre froide réelle (plutôt que métaphorique), voire une guerre ouverte.

Si l’on exclut la question de Taïwan, la relation États-Unis/Chine correspond au modèle que l’ancien Premier ministre australien Kevin Rudd qualifie de « compétition stratégique gérée ». Aucun des deux pays ne représente pour l’autre une menace comparable à l’Allemagne d’Hitler dans les années 1930, ou à l’URSS de Staline durant les années 1950. Aucun n’entend conquérir l’autre, aucun ne le pourrait d’ailleurs. Seulement voilà, l’échec dans la résolution de la problématique taïwanaise risque de changer cette opposition en un conflit existentiel.

Les États-Unis doivent continuer de dissuader l’indépendance officielle de Taïwan, tout en aidant l’île à devenir un « porc-épic » difficile à dévorer. L’Amérique doit par ailleurs travailler avec ses alliés au renforcement de la dissuasion navale dans la région. Mais il lui faut également éviter les provocations ouvertes et les visites susceptibles de conduire la Chine à accélérer ses possibles plans d’invasion. Comme le comprirent Nixon et Mao il y a bien longtemps, les stratégies et arrangements diplomatiques qui consistent à gagner du temps présentent bien des avantages.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Joseph S. Nye, Jr., professeur à l’Université d’Harvard, et ancien secrétaire adjoint américain à la Défense, est l’auteur d’un récent ouvrage intitulé Do Morals Matter? Presidents and Foreign Policy from FDR to Trump (Oxford University Press, 2020).

Copyright: Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

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