vendredi, avril 19

Comment la nouvelle crise bancaire aux États-Unis sert les ambitions chinoises

De Project Sydnciate, par Stephen S. Roach – Les crises ne se ressemblent pas. C’est vrai des bouleversements financiers récents – la crise financière à la fin des années 1990, la bulle Internet de 2000, ou encore la crise financière mondiale de 2008-2009 ; c’est aussi le cas des crises déclenchées par des chocs géostratégiques, tels que guerres, épidémies, famines et pandémies.

Nous assistons aujourd’hui à une interaction potentiellement mortelle entre ces deux sources de bouleversements : une crise financière, qu’illustre la faillite de la Silicon Valley Bank, et une crise géostratégique, qu’illustre le renforcement de la guerre froide entre les États-Unis et la Chine. Que les origines de l’une et l’autre crise soient différentes n’est pas, en un certain sens, le plus important : l’opération résultant de leur interaction dépassera probablement leur simple somme.

La faillite de la SVB est symptomatique d’un problème beaucoup plus vaste : un système financier américain trop mal préparé au retour de l’inflation et à la politique monétaire qui s’en est ensuivie. Les gestionnaires du risque chez SVB étaient dans un profond déni de cette évolution, et la banque fut jetée bas par les pertes brutales qu’essuyait son portefeuille non couvert de 124 milliards de dollars d’obligations, déclenchant la classique ruée des déposants effrayés sur leurs avoirs.

On ne peut guère blâmer ces déposants, parmi lesquels des prodiges de la start-up culture américaine, ne pas vérifié en profondeur les pratiques des institutions financières complexes auxquelles ils confient la gestion de leurs actifs. Cette tâche revient à la Réserve fédérale, qui, malheureusement, est une fois de plus passée à côté. Après un assouplissement monétaire téméraire, qui a permis le développement d’une série de bulles d’actifs – depuis celles de l’Internet et du logement, jusqu’à celles du crédit et des actifs de longue durée –, après un premier diagnostic de l’inflation consécutive au Covid, qualifiée de transitoire, tout aussi erroné, la Fed a commis une erreur de jugement aux proportions colossales : elle s’est concentrée sur les grandes banques en négligeant les petites banques régionales comme SVB, Signature et First Republic, où l’accident était inévitable.

Cette négligence, qui fait suite à la mise en place d’un nouveau régime de régulation après 2008, est particulièrement désolante. « Et si » les stress tests des banques n’étaient rapidement devenus le nec plus ultra de la minimisation des risques de contagion financière ? Le premier stress test, au début de 2009, a effectivement marqué le creux de la crise, en montrant que les plus grandes banques, nouvellement recapitalisées, pourraient supporter les pires chocs infligés par l’aggravation brutale d’une récession déjà pénible.

Mais avec le temps, les stress tests sont devenus un exercice de routine, effectué sans grande attention. Les grandes banques ont constitué d’épais matelas d’actifs financiers qui n’excluent nullement une faillite systémique dans l’éventualité d’un choc récessionniste important. Un cortège d’anciens secrétaires au Trésor, présidents de la Fed, directeurs de banques et même présidents ont vanté d’une même voix l’excellente santé du système financier des États-Unis. La Fed n’avait qu’à recourir à un stress test annuel en signe d’avertissement à quelques institutions pour que celles-ci améliorent leurs pratiques de gestion des risques et renforcent leurs fonds propres. Essentiellement, la recette a fonctionné comme un philtre magique – jusqu’à ce jour.

Nous aurions dû voir venir le dernier coup de théâtre, parce que le stress test souffrait d’un défaut majeur : il s’était mué en exercice asymétrique de l’évaluation du risque, mesurant la résistance des grandes banques d’importance systémique dans des « hypothèses de récession grave ». Les équipes de la Fed modélisaient les chocs simultanés d’un brusque déclin du PIB mondial, d’une envolée du chômage et d’une chute des marchés d’actifs – et tous ces chocs étaient censés s’accompagner d’un regain de désinflation (flirtant parfois ouvertement avec la déflation) ainsi que d’une chute des taux d’intérêt.

Bien sûr, ce choc hypothétique – ce que la Fed nomme un « scénario de supervision sévèrement contraire » – est précisément l’opposé du choc des taux d’intérêt qui a frappé la SVB. Dans son stress test de février 2023, la Fed concédait qu’elle devait commencer d’ouvrir sa réflexion à d’autres types de chocs, et prévoyait d’explorer la possibilité d’un nouveau type de choc de marché, toujours une récession, mais qu’accompagnerait cette fois une hausse de l’inflation – pour temporiser laconiquement vers la fin du rapport de son dernier stress test : aucun résultat pour aucune société précise ne serait disponible avant juin 2023. Et il n’était pas question que ces études fussent menées et publiées pour de petites banques régionales. Trop peu, trop tard.

Mais qu’ont à voir ces tergiversations avec la Chine et avec l’escalade du conflit sino-américain ? Depuis vingt ans, un groupe au sein des membres de premier plan de la direction chinoise affirme que l’Amérique est entrée dans un déclin sans fin, fournissant ainsi à la Chine une ouverture pour une suprématie mondiale. Ce point de vue a gagné en crédibilité à la suite de la crise financière mondiale déclenchée par les États-Unis, et il est assurément voué à renforcer son influence tandis que la crise SVB frappe un nouveau segment du système financier des États-Unis.

Que pourrait demander de plus une Chine en expansion ? Au moment où le système financier occidental souffre une fois de plus d’une blessure qu’il s’est lui-même infligée, les images du président russe Vladimir Poutine et du président chinois Xi Jinping au Kremlin, buvant à leur santé réciproque et se congratulant, se donnant du « cher ami », disent à peu près tout. La Chine considère apparemment qu’une guerre froide et le carnage en Ukraine sont un prix modique à payer pour l’impulsion qu’ils procurent à son hégémonie géostratégique.

Encore faut-il ne pas négliger une note de bas de page dans cette hypothèse chinoise du déclin américain. Si Mao y fit allusion en termes assez vagues : « Un tigre de papier […] luttant dans les affres de l’agonie », l’argument fut pleinement développé dans un ouvrage de Wang Huning, daté de 1991, intitulé America Against America. Fondé sur ses propres observations lorsqu’il vivait aux États-Unis, le livre de Wang est une analyse cinglante du déclin social, politique et économique de l’Amérique.

On ne peut guère considérer Wang comme un spectateur innocent de la nouvelle assurance dont la Chine fait montre. Il était conseiller idéologique en chef des deux prédécesseurs immédiats de Xi Jinping, Jiang Zemin et Hu Jintao ; il a en outre joué un rôle similaire pour Xi, dans la rédaction de la « pensée de Xi Jinping » comme nouveau manuel idéologique de la Chine. Et Wang est l’un des deux hommes maintenus lors du dernier renouvèlement des sept membres du Comité permanent du Bureau politique du parti communiste chinois ; il vient d’être nommé président de la Conférence consultative politique du peuple chinois. La chute de la SVB ne fait que renforcer sa stature.

Il n’est pas inutile, enfin, de réfléchir à l’étymologie chinoise. En mandarin, le mot wéijī (危机) signifie à la fois le danger et l’opportunité. De SVB à Wang Huning, c’est précisément le point d’intersection de xaplus en plus inquiétant entre un nouveau choc financier venu des États-Unis et l’escalade brutale de la guerre froide sino-américaine. Une Chine ascendante cible en dernière analyse une Amérique encline à la crise.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Stephen S. Roach, ancien président de Morgan Stanley Asie, enseigne à l’université de Yale. Il est l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, d’Accidental Conflict: America, China, and the Clash of False Narratives (Yale University Press, 2022).

Copyright: Project Syndicate, 2023.
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