samedi, avril 27

Dystopie libérale et prophétie auto-réalisatrice : Comment les démocraties libérales multiplient les stratégies pour arrêter l’essor de la Chine

Par Nkolo Foé, Professeur membre de l’Institut international de philosophie de Paris, et membre du Comité consultatif international – Institut Chine-Afrique / Académie chinoise des sciences sociales de Pékin.

Que valent les imprécations libérales ?

Peu avant mon voyage de trois mois (novembre 2023-janvier 2024) dans le Fujian, le Guangdong, le Zhejiang, le Shaanxi, la ville-province de Shanghai, la municipalité de Pékin, j’avais publié un article sur «l’effondrement de la Chine (1)». C’était une réaction au narratif apocalyptique des puissances capitalistes. Les vitupérations américaines étaient alors d’une violence inouïe. C’est l’époque où J. Biden ironisait sur la Chine et les Chinois : « Ils ont des problèmes. Ce n’est pas bien, car lorsque les méchants ont des problèmes, ils font des choses horribles (2)». Si l’on en croit le président américain, la Chine serait en difficulté, du fait d’un taux de croissance de 2%, contre 8% par an par le passé. Les observateurs les plus impartiaux n’avaient pas tardé à corriger ces chiffres fantaisistes, considérés comme une pure invention de l’imprécateur gâteux.

Les chiffres officiels et les observations de terrain

Selon la China’s National Bureau of Statistics, l’économie chinoise avait connu une croissance de 4,5% au premier trimestre 2023 et de 6,3% au deuxième, avec un produit intérieur brut en hausse de 0,8% en avril-juin par rapport au trimestre précédent, après une expansion de 2,2% au premier trimestre. Les données publiées par le communiqué statistique de la République populaire de Chine sur le développement économique et social national 2023 ont confirmé la plupart de ces prévisions. Selon ces données, le PIB de la Chine en 2023 était de 126 058,2 milliards de yuans ($17 511 221 012 000,00), en hausse de 5.2% par rapport à 2022.

De façon détaillée, la valeur ajoutée de l’industrie primaire était de 8 975.5 milliards yuans, en hausse de 4,1%, celle de l’industrie secondaire étant de 48 258,9 milliards en hausse de 4,7% et celle de l’industrie tertiaire de 68 823,8 milliards de yuans, en hausse de 5,8%. La contribution de chaque secteur à l’économie nationale se présente ainsi qu’il suit : secteur primaire : 7,1% du PIB ; secteur secondaire : 38,3% ; secteur tertiaire : 54,6%.

Mes propres observations empiriques faites durant mon séjour concordent avec les chiffres officiels. Pour prendre quelques exemples, certaines sources estiment la population de la zone métropolitaine de Shanghai à 29 211 000 habitants en 2023, soit une augmentation de 2,43% par rapport à l’année 2022. Les mêmes sources évaluent cette population à 28 517 000 habitants en 2022, soit une augmentation de 2,59% par rapport à 2021.

En 2021, la même population était de 27 796 000 habitants, soit une hausse de 2,73%, à partir de 2020. Shanghai est l’un des principaux centres financiers internationaux d’Asie, le Bund étant son cœur battant. Place emblématique de la métropole, cet immense quai d’environ 2 km de long se trouve à Puxi, à l’est du district de Huanpu et longe le fleuve du même nom.

De somptueux édifices de style européen et des banques, souvenirs de l’époque coloniale comme HSBC se dressent fièrement sur ces lieux cosmopolites bondés de monde. Les visiteurs sont des touristes, autant Chinois qu’étrangers. De l’autre côté de la rive, scintille Pudong, sous les rayons du soleil couchant. Il s’agit du futuriste centre des affaires aux mille couleurs qui, chaque nuit, s’illumine pour offrir à la ville un spectacle féerique. La vitalité de cet endroit populeux où se bousculent passants et marchands, simples curieux et touristes contredit les récits d’apocalypse abondamment diffusés par les médias libéraux.

Cette vitalité qui surprend immédiatement l’étranger qui débarque à Shanghai finit par révéler le caractère grotesque et mensonger du narratif libéral sur l’effondrement imminent de la Chine. Du reste, les gigantesques embouteillages des rues, la grande affluence dans les restaurants et les commerces des grandes villes comme Shanghai, Beijing, Hangzhou, Shenzhen ou même Xi’an, confirment la reprise de la consommation et la robustesse de la relance économique post-Covid-19.

Selon les rapports officiels en effet, le nombre total des véhicules automobiles à usage civil s’est chiffré à 336.18 millions à fin 2023, en hausse de 17,14 millions par rapport à fin 2022. S’agissant du transport aérien, le ballet des avions décollant ou atterrissant à Shenzhen est incessant, le rythme étant d’un avion toutes les 10 minutes. La dernière observation empirique concerne les restaurants chinois, avec leurs tables rondes aux plateaux tournants saturés de délicieux mets de toutes sortes, servis à une cadence que l’hôte de passage a du mal à suivre.

L’agriculture chinoise tire sa vitalité des innovations scientifiques et technologiques promues par le Parti communiste chinois. Les chiffres officiels indiquent par exemple qu’en 2023, la superficie ensemencée en céréales était de 118,97 millions d’hectares, soit une augmentation de 0,64 million d’hectares par rapport à 2022. Sur ce total, la superficie en riz, en blé, en maïs et en soja occupait une place centrale avec respectivement 28,95 millions d’hectares, 23,63 millions d’hectares, 44,22 millions d’hectares, 10,47 millions d’hectares. Au cours de l’année 2023, la production totale de céréales était de 695,41 millions de tonnes, soit une augmentation de 8,88 millions de tonnes par rapport à 2022. Les chiffres de l’élevage suivent la même courbe. Ainsi, la production totale de porc, de bœuf, de mouton et de volaille en 2023 s’élevait à 96,41 millions de tonnes, en hausse de 4,5% par rapport à l’année précédente. Les produits aquatiques quant à eux étaient évalués à 71,00 millions de tonnes, en hausse de 3,4% par rapport à 2022. La surabondance de nourriture dans certains endroits est une évidence, et dans cette ambiance euphorique, des scènes de surconsommation et même de gaspillage d’aliments peuvent s’observer, en dépit des sévères mises en garde du président Xi Jinping.

Les tendances ci-dessus décrites se sont confirmées au premier trimestre 2024. Elles contredisent le catastrophisme libéral qui a fait croire à Philippe Le Corre (Asia Society Policy Institute) que « le pouvoir chinois se trouve dans une position très inconfortable », en raison d’une reprise économique contrastée en début 2024. La production industrielle peut s’accélérer comme en janvier-février (+7% sur un an), contre +6,8% en décembre, et à un rythme supérieur aux anticipations de Bloomberg (+5,2%), mais les certitudes restent les intactes, rien ne changeant aux sombres prophéties des Cassandre qui seraient heureux d’assister à l’effondrement économique et politique de la principale rivale de l’Amérique et du monde capitaliste. Le rêve secret de bon nombre d’ « experts » libéraux est d’un grand cynisme. Quand un journal comme Le monde (19 mars 2024) s’interroge : « La Chine deviendra-t-elle vraiment la première puissance économique mondiale? », il faut y voir l’expression d’une machiavélique prophétie auto-réalisatrice, l’idée subliminale étant que l’économie chinoise ne dépassera jamais celle des Etats-Unis d’Amérique. Il s’agit là d’une autre façon de dire que la montée en puissance de la Chine est, soit une illusion, soit un simple feu de paille.

L’argument des économistes libéraux est bien exprimé par le Centre for Economics and Business Research de Londres qui prétend que la Chine sera bien la plus grande économie pendant une vingtaine d’années, avant que les Etats-Unis ne repassent devant elle en 2057, eux-mêmes doublés par l’Inde autour de 2081. L’argument est la difficulté qu’éprouverait la Chine à basculer vers une véritable société de consommation. Les mêmes experts mettent l’accent sur l’épreuve du vieillissement à laquelle serait durablement confrontée la Chine.

Une croissance continue depuis l’Ouverture et la Réforme

Agacées par la montée inexorable d’une ancienne colonie dont elles ne parviennent pas à freiner l’élan, les démocraties libérales semblent tout ignorer de ce pays qui, depuis l’ouverture et la réforme des années 1980, a vécu sous le régime de la «société de moyenne aisance» (Xiaokang), selon les objectifs arrêtés par Deng Xiaoping lui-même. Prenant pour référence la base du système mondial d’indice de mesure de la modernisation et des conditions de vie, la Chine avait défini des critères précis. Par exemple, le PIB national par habitant devait dépasser à $ 3000 ; l’indice national du coefficient d’Engel – la proportion du revenu consacrée à l’alimentation – devait être inférieur à 40% ; la surface habitable par habitant pour les résidents urbains devait atteindre 30 mètres carrés ; le taux d’urbanisation devait atteindre 50% ; la surface habitable par habitant pour les résidents urbains devait atteindre 30 mètres carrés ; le taux d’urbanisation devait atteindre 50%.

Après 40 ans d’efforts soutenus, cet objectif est largement atteint. Prenons un exemple : le PIB de la Chine est passé de $ 303 milliards en 1980 à près de $ 17670 aujourd’hui. Il suffit de parcourir de vastes régions de la Chine pour apprécier l’effort de modernisation et d’enrichissement continu du pays, y compris dans les régions rurales les plus reculées et autrefois pauvres. Jusqu’aux années 1980, la plupart des villages de Chine avaient la même allure que ceux de Mindong (Est Fujian). Xi Jinping y avait observé qu’à cause de la grande pauvreté et des mauvaises conditions de vie, les pêcheurs étaient généralement malingres, rabougris. Ce constat était juste, car, il existe une corrélation entre les variations séculaires de la taille humaine et le recul de la misère. Villermé dit : «La taille des hommes devient d’autant plus haute (…) que, toutes choses égales d’ailleurs, le pays est plus riche, l’aisance plus générale ; que le logement, les vêtements et surtout la nourriture sont meilleurs et que les peines, les fatigues et surtout les privations éprouvées dans l’enfance et la jeunesse sont moins grandes ; en d’autres termes, la misère, c’est-à-dire les circonstances qui l’accompagnent, produit de petites tailles.»

En un siècle, soit entre 1870 et 1980, les Européens avaient grandi d’environ 11 cm. S’agissant du cas de la Chine, le Bureau de l’Information du Conseil des Affaires d’Etat a publié un rapport sur l’état nutritionnel et les maladies chroniques dans le pays. Le rapport révèle que la taille moyenne des Chinois adultes continue d’augmenter, les hommes mesurant 169,7 cm et les femmes 158,0 cm, soit une augmentation de 1,2 cm et 0,8 cm respectivement par rapport aux chiffres de 2015. Bien évidemment, ces indices ne sont pas ceux d’un pays en déclin. Dans ces conditions, même l’argument du « fléau démographique », c’est-à-dire, celle d’une «Chine âgée avant que d’être riche» (Christophe Stener) dont la population régresserait inexorablement participe de la prophétie auto-réalisatrice propre au narratif anti-chinois le plus élémentaire.

Prophétie auto-réalisatrice et volonté d’endiguement de la Chine, rivale systémique de l’Occident

Comparée aux démocraties libérales, la Chine est-elle vraiment en détresse économique? Ce que la propagande occidentale ne dit pas, c’est que les performances de l’économie chinoise contrastent nettement avec celles du reste du monde, en particulier celles de la zone Euro et des Etats-Unis, en considérant notamment la période post-Covid-19. Sur l’ensemble de l’année 2023 par exemple, la croissance de la zone Euro a été de 0,5% seulement par rapport à 2022. Par pays, la situation est contrastée, mais dans l’ensemble, la plupart des pays connaissent des difficultés majeures.

Prenons le cas de l’Allemagne. En 2023, la première économie européenne a subi un recul net de 0,3%, du fait de la crise qui frappe son secteur industriel, victime des coûts de l’énergie du fait des sanctions-boomerangs infligées par l’Occident collectif à la Russie. Au cours des trois premiers trimestres de l’année 2023, l’économie allemande a connu une réelle stagnation avant de régresser au quatrième trimestre. Les mauvais résultats observés à la fin de l’année soulèvent des inquiétudes pour le démarrage de 2024.

Pour leur part, les Etats-Unis ont enregistré une croissance de 2,5% en 2023, bien que son PIB ait atteint 27 970 milliards de dollars, grâce à ses ventes de pétrole et de gaz à une Europe vassalisée et forcée de rompre les liens économiques avec le voisin russe. Or, malgré ces mauvaises performances économiques évidentes, le thème de l’effondrement épargne toujours les pays capitalistes pour ne s’appliquer qu’à un immense pays riche en matières premières de toutes sortes, ingénieux, optimiste, plein d’exubérance et de vitalité. Il en est ainsi parce que ce narratif apocalyptique joue un rôle majeur dans la prophétie auto-réalisatrice et la dystopie sinophobe.

La prophétie auto-réalisatrice est une composante essentielle de cette croisade anti-chinoise qui vise à couper les chaînes logistiques américaines et occidentales des fournisseurs chinois et à relocaliser vers les Etats-Unis des pans entiers d’unités industrielles installées en Chine. A cela, il convient d’ajouter les embargos stratégiques imposés sur les produits de haute technologie. C’est dans cette perspective que les pays occidentaux ont suscité des rivalités technologiques et économiques entre la Chine et certains de ses alliés potentiels du Sud global, en particulier l’Inde, le Vietnam, les Philippines, le Mexique. Ces derniers ont été les grands bénéficiaires de 100 milliards de dollars en six mois de désinvestissement en Chine depuis août 2023. La loi américaine sur «la prévention du travail forcé ouïghour» a pour but explicite d’affaiblir l’économie chinoise, en bannissant une grande variété de produits chinois qui vont de l’électronique aux vêtements en passant par les produits pharmaceutiques et autres. À ces produits, se sont ajoutés les fruits de mer, conformément aux recommandations du rapport mensonger « Outlaw Ocean Project » (Octobre 2023), rédigé par Ian Urbina.

Conclusion

Dans la guerre hybride contre la Chine, l’Occident collectif a déployé l’arme de la dystopie. Ce puissant narratif agonistique vise un univers régi, prétend-on, par une doctrine néfaste et un pouvoir tyrannique, totalitaire. Privant ses citoyens de liberté, le bonheur y serait sinon impossible, du moins illusoire. Dès sa formation même, la dystopie moderne peinait déjà à dissimuler son essence anticommuniste et sa finalité libérale. Dans les faits, elle sert surtout à contester les régimes politiques hostiles à la démocratie libérale. George Orwell lui-même avait eu recours à des termes comme «Angsoc», «Néo-bolchévisme», «Culte de la mort» ou encore «Oblitération du moi» pour désigner ce type de régime. Présentés au départ comme communistes, ces régimes dériveraient inéluctablement vers le totalitarisme et seraient voués à opprimer le peuple et les travailleurs qu’ils prétendent défendre. Le Xinjiang incarnerait la mise en œuvre de cette ingénierie sociale cynique, qui ferait de la Chine une nette réplique de l’Angsoc.

Sans les vues de cette nature, l’on comprendrait difficilement un narratif apocalyptique comme celui que Foreign Affairs a étalé dans son numéro de septembre-octobre 2023. En effet, ses principaux articles étaient articulés autour du thème de l’effondrement de la Chine. C’est notamment le cas de « Delusions of Détente : Why America and China Will Be Enduring Rivals » (Michael Beckley), « Xi’s Age of Stagnation : The Great Walling-Off of China » (Ian Johnson); « The End of China’s Economic Miracle : How Beijing’s Struggles Could Be an Opportunity for Washington » (Adam S. Posen) ; « China’s Road to Ruin : The Real Toll of Beijing’s Belt and Road » (Michael Bennon and Francis Fukuyama).

Les buts géostratégiques de ces manœuvres sont évidents. Car, la dystopie et la prophétie auto-réalisatrice rentrent bien dans la stratégie machiavélique d’une guerre totale visant à provoquer non seulement un changement de régime en Chine, mais aussi et surtout l’effondrement de l’État chinois, le démantèlement et la disparition totale de la nation chinoise comme telle.

  1. https://www.chine-magazine.com/fiction-de-leffondrement-de-la-chine-enquete-sur-une-prophetie-autorealisatrice/
  2. « They have got some problems. That’s not good because when bad folks have problems, they do bad things. »

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