lundi, avril 8

Fiction de l’effondrement de la Chine : Enquête sur une prophétie autoréalisatrice

Nkolo Foé – Nous sommes dans les années 1960-70 : les imprécations propres à la Guerre froide s’étaient révélées inadaptées. Les catégories servant à délégitimer l’Union soviétique étaient difficilement applicables à la Chine maoïste, le climat intellectuel et idéologique n’autorisant aucun biais. L’anticommunisme ambiant s’adressait davantage au bolchévisme.

Stigmatisant, le terme de totalitarisme avait été créé pour forcer le lien problématique entre le communisme et le fascisme/nazisme, « couple diabolique du XXème siècle ». Pur de toute souillure, le régime libéral pouvait affirmer sa vocation messianique. Oubliées, les compromissions du grand capital, des magnats de l’industrie lourde et de la banque avec la Peste brune ; oublié, le soutien financier accordé aux bandes criminelles pour aider le fascisme et les nazi à placer des hommes forts à la tête des Etats capitalistes.

Il fallait aux régimes libéraux des dictateurs (Duce, Führer) à même d’imposer la réduction des salaires ouvriers, de démanteler le système de contrats collectifs, d’affaiblir l’organisation syndicale, d’abolir le droit de grève et enfin de restaurer l’autorité du patronat dans les usines et les entreprises. Il y aurait beaucoup à dire sur la connivence des fascistes/nazis avec des personnalités telles que Winston Churchill, Franklin Delano Roosevelt, Sigmund Freud, Heidegger, Henry Ford, Ferdinand Porsche, etc., ou encore avec des groupes industriels puissants comme Ford, Porsche, Volkswagen, Mercedes Benz et BMW.

La problématique du totalitarisme visait donc à occulter le côté ignoble du capitalisme. L’astuce avait consisté à imputer subrepticement au communisme les crimes dont la bourgeoisie elle-même était coupable. Au cours des années 1960, le contentieux entre l’URSS et la Chine fut d’un précieux secours. En Occident, il était permis de croire, ne fût-ce qu’un court instant, à la virginité du géant asiatique, mais aussi à la fraîcheur du message véhiculé par la philosophie de Mao. Bien qu’appartenant à des familles politiques opposées, Alain Peyrefitte et les maoïstes de la revue littéraire Tel Quel étaient tous représentatifs du climat intellectuel et idéologique ambiant.

La Révolution culturelle exerçait alors une attraction forte sur les gauchistes qui voyaient dans le maoïsme le couronnement de la doctrine de Marx. Le désir d’accomplir semblable révolution en Europe était réel. Pour beaucoup, le maoïsme fournissait des outils d’analyse efficaces dans la lutte contre le bureaucratisme, l’impérialisme, le bolchevisme et les inégalités de classes.

Revenons à Alain Peyrefitte. Ancien ministre gaulliste et académicien, Peyrefitte est l’auteur d’un célèbre ouvrage, Quand la Chine s’éveillera, grand succès de librairie au moment de sa publication. Manifestement, le pays de Mao fascinait. A l’époque, les critiques étaient rares, et les voix dissidentes comme celle de Pierre Ryckmans inaudibles. Pour la bourgeoisie occidentale désireuse d’investir dans une Chine pleine de promesses, l’Ouverture et la Réforme étaient une précieuse aubaine. Par conséquent, l’optimisme pro-business ambiant n’autorisait aucune dérive dystopique, la propagation de mythes prophétisant un éventuel effondrement de la Chine étant susceptible de paraître incongrue. C’est seulement plus tard que commencèrent les prédictions apocalyptiques, et Tiananmen fut un tournant décisif. La volonté d’affirmation de la Chine comme puissance mondiale en parité avec les Etats-Unis avait joué un grand rôle dans ces évolutions. C’est à cette époque que Peyrefitte fut accusé d’être « complice d’un régime qui tire sur ses étudiants ». Le procès était entaché d’anachronisme, c’est évident. Pareillement, opposer à Peyrefitte le « mouvement des parapluies » (Hong Kong, 2014) était totalement incongru. L’université de Wuhan l’avait compris, en honorant ce grand ami de la Chine par un buste.

Que nous apprennent les dystopies du passé ?

Bien que les faits aient constamment démenti leurs sombres prédictions, les classes dirigeantes actuelles de l’Occident capitaliste n’arrêtent pas de pronostiquer le déclin sinon l’écroulement prochain de la seule superpuissance du Sud global. Sur l’Etat communiste d’Asie en effet, la période actuelle est très fertile en prédictions sombres, les unes plus grotesques que les autres. Universitaires bavards, intellectuels faussaires, journalistes stipendiés et aux ordres, politiciens pleins de ressentiments, soudards impétueux et nostalgiques de la guerre froide, etc., tous polluent l’espace public et médiatique en propageant le mythe d’un effondrement économique et politique total de la Chine. La référence aux drames – réels ou imaginaires – du passé constitue un dépôt de preuves par anticipation, un acte d’accusation préventif et un témoignage irrécusable pour les crimes et les tragédies à venir. C’est bien malin ! S’agissant du passé, la litanie des malheurs est invariable : « Grande Famine » (1959-1961), « Révolution culturelle » (1966-1976), « Massacre de la place Tiananmen » (1989 », « Répression du Falun Gong » (1999-2001) ; tremblement de terre du Sichuan (2008). Aujourd’hui les démocraties libérales s’appuient sur les difficultés réelles ou supposées du pays pour criminaliser le communisme chinois et délégitimer la direction politique du pays.

La fabrique des mythes apocalyptiques

Grand Bond/Grande famine. La fraude sur les chiffres

Le Grand Bond est souvent cité au nombre des crimes du communisme. Sujet à de grossières manipulations, il lui est imputé plusieurs dizaines de millions de morts, occultant de ce fait des faits si évidents pour Jacques Pezeu-Massabuau par exemple. Fin connaisseur de la Chine dans les années 1970, ce chercheur reconnaît que « l’échec de ce gigantesque effort est dû en partie aux calamités naturelles qui ont frappé la Chine en 1959, 1960 et 1961 : sécheresse, inondations et sauterelles ». Le chiffre de 36 millions de morts avancé par Yang Jisheng est jugé fantaisiste par des chercheurs impartiaux qui dénoncent le caractère frauduleux de Tombstone: The Great Famine, son livre. Bruno Guigue a récemment abouti aux mêmes conclusions en réfutant Franck Dikötter, un autre affabulateur qui évalue à 45 millions le nombre de décès dû au Grand Bond. La diffusion de chiffres frauduleux vise à occulter les succès réels du communisme. Ces progrès contrastent avec la misère du pays antérévolutionnaire, comme le prouvent les données apocalyptiques de cette période. Alain Peyrefitte note :

Le spectacle de la Chine d’avant 1949 ressemblait souvent au spectacle qu’on a continué, depuis, de voir par exemple à Bénarès [en Inde] : un pullulement de mendiants à moignons, d’enfants couverts de plaies, de cochons noirs et de chiens efflanqués ; des loques, parmi lesquelles se glissent quelques brocarts. Quand les éléments se fâchaient, la famine balayait tout. Les paysans étaient ruinés d’avance ; en cas de sécheresses ou d’inondations, ils ne disposaient pas de la moindre réserve. Rien ne peut alors empêcher la famine, souvent compliquée de typhus ou de peste, et si terribles que les hommes deviennent anthropophages.

Les faussaires libéraux refusent également de voir les progrès réels si évidents à Jean-Pierre Brulé. A la fin des années 1960, Brulé était l’auteur d’un bilan exhaustif sur les vingt ans de la Révolution chinoise. Il écrit :

Après les trois années noires (1959-1961) où les conditions naturelles avaient endommagé les récoltes dans une proportion sans précédent, le régime a résisté, preuve, pour les Chinois, que le Ciel n’a pas retiré à l’empereur rouge – Mao, homme exceptionnel dans sa richesse, sa rigueur, ses contradictions – son mandat, sa « commission divine ». Et l’on a surmonté les calamités. C’en est aujourd’hui fini de ces famines horribles… Mao a vaincu les Dragons.

Tiananmen : ressentiment, revanche et nostalgie du maître colonial

Parmi les symboles de l’effondrement et de l’apocalypse, le « massacre de Tiananmen » occupe une place à part en tant que « mouvement de revendication démocratique [et] précurseur de l’effondrement du communisme en Europe, de la chute du mur de Berlin, et de l’implosion de l’URSS ». Le narratif des intellectuels dissidents en exil est aussi peuplé de références à la chute de Zhongnanhai, lieu du pouvoir à Pékin. À l’époque, tous étaient convaincus, avec leurs soutiens occidentaux, que le régime communiste ayant perdu sa légitimité, sa débâcle était proche ; que par conséquent, les « révolutionnaires pro-démocratie » ne tarderaient pas à rentrer à Pékin, en héros, prêts à prendre la direction du pays. Ces illuminés étaient d’autant plus fondés à le croire que le 14 juillet 1989, jour de la fête nationale, la France complice avait installé les exfiltrés de Tiananmen dans la loge officielle pour représenter la Chine. Entorse à la diplomatie et offense publique à la République populaire. Dans tous les cas, l’Occident est coutumier du fait. Il s’agit toujours de manipuler des individus fragiles avant de les retourner contre des gouvernements qui ne lui plaisent pas.

Mais savoir comment des fauteurs de trouble avaient fait pour imposer leur ordre dans la capitale d’un quasi-empire importe beaucoup. Pour avoir la réponse, il suffit de prendre la direction de Hong Kong, un ancien territoire pris à la Chine par les occupants anglais, à la faveur de la Guerre de l’opium et des Traités inégaux. Là se trouvaient le MI6 (Military Intelligence, section 6), le service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni, la Central Intelligence Agency (CIA) et d’autres services d’intelligence occidentaux, selon les conclusions de Jamil Anderlini. La responsabilité de l’opération Yellow Bird est désormais clairement établie. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que des groupes de dissidents « pro-démocratie » avaient été formés dans des universités chinoises.

Parallèlement, des gangs mafieux (Triades) venus de l’enclave coloniale de Hong Kong avaient été infiltrés pour entraîner les contestataires aux techniques d’insurrection et de guérilla. Violant le territoire chinois, les services d’intelligence étrangers avaient introduit des dispositifs de brouillage, des transmetteurs infrarouges, des lunettes de vision nocturne et des armes. Les fonds mobilisés « provenaient d’hommes d’affaires, de chefs de la mafia, de dons de gouvernements étrangers ». Selon Jamil Anderlini, le gouvernement colonial britannique avait continué l’exfiltration des dissidents jusqu’en 1997, date de la rétrocession de l’enclave à la Chine. Les documents de l’opération furent détruits avant le départ de l’occupant. La leçon qui s’impose ici est qu’à Tiananem, s’étaient retrouvés les principaux acteurs qui, un siècle plus tôt, avaient imposé à la Chine le joug colonial : guerres de l’opium, Traités inégaux, Break Up China, etc. Ces acteurs sont connus. Il s’agit principalement du trio infernal : Grande Bretagne, France, Etats-Unis d’Amérique. De mon point de vue, le ressentiment et la nostalgie de l’ordre colonial et impérialiste fournissent l’explication ultime pour comprendre la permanence du grossier mythe de Tiananmen.

Revenons aux évènements eux-mêmes. La version donnée par un témoin oculaire neutre mérite un regard. Eleih-Ellé Etian était ambassadeur du Cameroun à Pékin au moment des faits. Il est l’auteur d’un livre sur son expérience en Chine. Dans un chapitre de cet écrit captivant, le diplomate raconte avec force détails tous les développements de la crise. Voici son récit. En promenade au centre de Beijing le 3 juin au soir, il constate l’apparition des barricades dans les rues. Jusque-là stationnés à l’extérieur de la ville, les militaires avaient investi les lieux. Beaucoup de gens étaient dans les rues, l’ambiance détendue, y compris avec les soldats. C’est le lendemain matin 4 juin, que la BBC annonça un carnage à Beijing. Les militaires seraient intervenus pour reprendre la Place Tiananmen. C’était le point de départ d’un mythe tenace : le « Carnage ou la Boucherie de Tiananmen ». La fiction sera reprise et amplifiée « de façon extraordinaire », sans aucun rapport avec les faits réels. Le diplomate africain exprime son dégoût : « La façon dont les faits, pourtant réels sont grossis ne me plaît pas vraiment ». Il argumente :

Comment peut-on expliquer par exemple que des télévisions étrangères montrent les chars écrasant des enfants dans des petites tentes de fortune à la place Tiananmen et en même temps les mêmes chaînes nous montrent un char en train d’éviter un jeune homme en pantalon noir qui veut absolument l’empêcher d’avancer ? Pourquoi ce char ne fait-il pas de ce jeune téméraire une pâte sanguinolente comme les autres ? Ne nous-a-t-on pas pris pour des niais en nous faisant gober n’importe quoi sur la boucherie de Tiananmen?

Ces questions sont demeurées sans réponse, le narratif des démocraties libérales sur la barbarie du régime communiste s’étant définitivement imposé.

Falun Gong : pessimisme historique, racisme et conspirationnisme

Passons maintenant à l’autre tragédie, la « répression du Falun Gong » (1999-2001). Que celle-ci apparaisse dans la propagande apocalyptique occidentale n’a rien d’étonnant, surtout si l’on se rappelle l’anticommunisme viscéral de ce mouvement d’extrême-droite. Au plus fort de la Covid-19, Falun Gong et les médias affiliés avaient puisé dans le répertoire terminologique le plus revanchard pour exprimer leur acrimonie et répandre leur humeur atrabilaire. En Occident, ils avaient contribué à réveiller le mythe raciste du péril jaune. Anticommunisme et racisme antichinois étaient déclinés sous des formes pernicieuses variées : « Virus de Wuhan », « Virus chinois », « Virus du PCC ». Les médias proches de Falun Gong, New Tang Dynasty TV et Epoch Times prétendaient désigner le virus en indexant le « responsable de sa diffusion dans le monde », à savoir le Parti communiste chinois.

L’histoire de Falun Gong nous rappelle le lien étroit qui existe entre la pensée raciale et les doctrines de la décadence et de l’effondrement. Entre le XIXème et le XXème siècle, c’est surtout Arthur de Gobineau, Friedrich Nietzsche, Oswald Spengler et Léo Frobenius qui avaient théorisé le pessimisme historique et le thème de la naissance et de la mort des civilisations, fournissant ainsi un fondement philosophique à la pensée raciale des temps modernes. Les mythes biologiques cimentent l’inégalité des races et légitiment l’apartheid à l’échelle globale. C’est à ces courants de pensée qu’il faut rattacher Falun Gong. Sa vision des extraterrestres implique le refus du mélange des races et du métissage. Pour ses adeptes, la mixité raciale empêcherait l’humanité d’atteindre la « vérité », et le projet multiracial serait le résultat d’un complot ourdi par les extraterrestres animés par des intentions maléfiques. Falun Gong présente les métis comme des êtres imparfaits, déficients au triple plan physique, intellectuel et moral. Rien ne saurait sauver ces avortons d’êtres, les portes du paradis étant définitivement fermées aux rejetons des mariages interraciaux.

Le complot est la grande hantise de Falun Gong qui est convaincu que le mélange des races humaines ferait partie d’une vaste conspiration visant à éloigner l’humanité de la divinité. C’est sa vision raciste du monde et sa proximité avec les milieux d’extrême-droite qui l’avait poussé à décrire l’ancien secrétaire général des Nations d’origine ghanéenne comme « un fantôme ou un diable dans une autre dimension ».

Les doctrines de la décadence et de l’effondrement n’ont rien de neutre. Historiquement, elles constituent un étai solide pour la pensée raciale et les idées d’extrême-droite. Au cours des dernières décennies, les néoconservateurs anglo-saxons ont promu ces idées pour permettre l’exécution des tâches de l’impérialisme dans le monde. C’est ainsi que Samuel Huntington avait élaboré des scénarios de guerres inter-civilisationnelles entre l’Occident chrétien et le « complexe islamo-confucéen ». Les motifs d’une telle confrontation ne manquent pas. Il y a notamment la modification des rapports de force internationaux en faveur de la Chine. Mais pour prévenir une telle guerre aux conséquences imprévisibles, l’auteur préconise un train de mesures consistant à « freiner le développement de la puissance militaire conventionnelle et non conventionnelle des États de l’Islam et des pays de culture chinoise », à « empêcher que le Japon s’écarte de l’Ouest et se rapproche de la Chine » et enfin, à « maintenir la supériorité technologique et militaire de l’Occident sur les autres civilisations ». La multiplication des sanctions économiques et technologiques contre la Chine ne relève donc pas du hasard.

Les nouveaux messagers de l’apocalypse

Les « méchants » ou comment occulter l’échec des « Bidenomics »

Dans la période récente, la personnalité de Joseph Biden s’est particulièrement distinguée. Le président américain affirme que les difficultés face à un chômage élevé et à une main-d’œuvre vieillissante font de la Chine une « bombe à retardement » au cœur de l’économie mondiale. Il s’agit, prétend-il, d’une menace pour tous les pays. Caustique, le dirigeant américain précise : « Ils ont des problèmes. Ce n’est pas bien parce que quand les méchants ont des problèmes, ils font de mauvaises choses”. Manifestement usé soit par l’âge soit par une carrière politique interminable, Sleepy Joe ne se gêne guère pour dénaturer les faits concernant le taux de croissance de la Chine. D’après lui, le pays est en difficulté. Car, « la Chine connaissait une croissance de 8 % par an pour maintenir sa croissance », déclare-t-il, « maintenant elle est à près de 2% par an ». Andrea Shalal et Michael Martina relèvent la fausseté des chiffres avancés : ils sont une pure invention de son auteur. Car, selon les données du China’s National Bureau of Statistics – confirmées par le Fonds monétaire internationale, l’économie chinoise a connu une croissance de 4,5 % au premier trimestre et de 6,3 % au deuxième trimestre. Son produit intérieur brut est en hausse en avril-juin par rapport au trimestre précédent, après une expansion de 2,2 % au premier trimestre.

Les buts électoralistes de ces imprécations contre la Chine sont manifestes. Sur le plan intérieur, le bien nommé Sleepy Joe commence à payer le prix de son inertie. Le bilan des « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden) est catastrophique et déçoit l’Amérique. Son électorat n’est pas convaincu par sa gestion de l’économie, comme l’a relevé Branko Marcetic qui précise :

Une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

La présidence du principal contempteur de la Chine est une histoire d’échecs cuisants et en série. En 2021, il avait cru sauver son mandat en annonçant un ambitieux programme d’infrastructures pour contrer la BRI (Routes de la soie). Mais l’échec de ce programme mort-né fut vite constaté. Cet échec était consécutif à celui du Build Back Better (B3), promis quelques années plus tôt au son des trompettes. D’où le sarcasme de Branko Marcetic :

Ce n’est jamais une bonne idée de donner à un programme ambitieux le nom d’un programme qui a échoué, surtout si vous avez misé votre prestige sur les deux. Le projet malheureux d’infrastructures du président américain Joe Biden, « Build Back Better », sa prétendue version du New Deal et de sa politique intérieure-phare, est au point mort ou plutôt est mort au Congrès américain. Et bien sûr, son projet Build Back Better World, sa politique étrangère phare pour contrer l’initiative chinoise « la Ceinture et la Route », a subi un sort similaire »

Voilà une occasion propice pour dire: “Mind your own business”.

Foreign Affairs : le livre de l’Apocalypse

Le magazine américain Foreign Affairs est un témoignage éloquent que les prédictions d’effondrement de la Chine participent d’une ferme volonté de freiner l’expansion du pays. Le piège de Thucydide hante ses rédacteurs. Nombreux sont en effet ses articles qui peignent le pays communiste en noir, le but étant de le rabaisser en suscitant la peur à son endroit, en le rendant odieux, antipathique et haïssable. D’où le ton apocalyptique et sarcastique de leurs titres. Les contributeurs sont des personnalités bien connues du monde scientifique et académique, mais aussi du paysage politique américain et mondial. C’est notamment le cas de Michael Beckeley, haut responsable de l’Asia Program at the Foreign Policy Research Institute, qui reste prisonnier d’une conception agonistique, bellique des relations internationales, comme une grande partie de l’élite occidentale.

Les johnsonnades : neijuan, stase nationale et piège de Berlin

Comme Michael Beckley, Ian Johnson est une personnalité en vue aux Etats-Unis. Spécialiste de la Chine, il est chercheur résident au Council on Foreign Relations. Auteur de Spark : China’s Underground Historians and Their Battle for the Future, Johnson a été pendant 20 ans correspondant à Beijing du New York Times et du Wall Street Journal. Le narratif du déclin et de l’effondrement de la Chine constitue la substance de son article qui réduit le règne de Xi Jinping à une longue succession de crises, terme euphémique pour désigner sinon l’effondrement total, du moins la stagnation d’un pays qui ambitionne de ravir le premier rang mondial à l’Amérique. Johnson énumère les symptômes du déclin : centralisation bureaucratique, échec de la stratégie de « zéro Covid », abandon soudain et sans préparation de cette stratégie irrationnelle, à l’origine d’ « un million de morts », ralentissement de la croissance économique, dette publique colossale, baisse des gains de productivité, absence de réformes orientées vers le marché, etc. L’auteur évoque le « pic chinois », prélude à la chute. Johnson croit l’effondrement de la Chine inexorable. « L’ossification politique » et le « durcissement idéologique » n’en sont que des conséquences nécessaires. Il s’agit là de signes prémonitoires d’une « nouvelle stase nationale », synonyme d’involution (neijuan). Le terme renvoie à l’idée d’une « vie qui se replie sur elle-même sans réel progrès ». Le neijuan occupe une place centrale dans la réflexion de Johnson. Sous Xi, il imprégnerait désormais tous les aspects de la vie chinoise, « laissant le pays plus isolé et stagnant qu’au cours de toute la période prolongé depuis que Deng a lancé l’ère des réformes à la fin des années 1970 ». Selon l’auteur, associer l’isolement et le ralentissement économique du pays aux tensions avec les Etats-Unis ou même aux effets de la pandémie serait une vue superficielle des choses. Car, « le pari de Pékin semble être que pour résister aux pressions d’un monde incertain, il doit se replier sur lui-même et réussir par lui-même ». De ce fait, la Chine court le risque de répéter les erreurs fatales de ses prédécesseurs de l’ex-bloc soviétique. Sur le plan intérieur, l’obsession bureaucratique de contrôle aurait produit des effets délétères : fermeture des magazines, exil des intellectuels et des artistes, émigration massive des membres de la classe moyenne, politisation de la religion et fermeture des lieux de culte, développement du conformisme social, suppression des libertés académiques et transformation des « universités en forteresses ».

Pour échapper à l’étouffement, quelque historien, ami de l’auteur, en serait réduit à étudier « l’histoire de Pékin au XIIIème siècle sous Gengis Kahn », période décrite « comme une époque ouverte et multiculturelle – en contraste implicite avec celle d’aujourd’hui ». Une brève parenthèse s’impose ici. On peut bien tenter des rapprochements entre la Pax Britannica, la Pax Americana et la Pax Mongolica à laquelle l’auteur fait allusion. Il importe cependant de souligner que ces « paix », si magnifiées comme vecteurs de cosmopolitisme, étaient en fait imposées par les vainqueurs. C’est dire qu’il ne s’agissait guère de paix négociées sur un pied d’égalité, mais au contraire de traités dont les clauses étaient dictées par les conquérants. S’agissant de la Pax Mongolica en Chine, il faut bien se rappeler que dans l’histoire de ce pays, l’ouverture et le multiculturalisme tant vantés par Ian Johnson et son interlocuteur chinois s’accommodaient bien de l’existence de castes ethniques nettement différenciées. La caste des conquérants Mongols trônait au sommet de la hiérarchie. Au-dessous, végétaient trois autres castes, parmi lesquelles celle des Han, reléguée au troisième rang, après la caste des peuples « aux yeux colorés » d’Asie centrale et d’Europe. Quant aux Chinois habitant l’ancien territoire des Song méridionaux, ils constituaient la dernière caste de cet étrange attelage multiculturel qui, non seulement réservait les privilèges aux envahisseurs, mais aussi prohibait les mariages interraciaux, notamment entre les Mongols et les autres ethnies du pays. Il est étrange que des faits aussi saillants échappent aux dissidents, partisans de l’effondrement de leur propre pays. Il est tout aussi étrange que pour échapper à la tyrannie et à l’arbitraire, ces êtres fragiles, malléables et bourrés de complexes, n’aient d’autre référence morale que les pouvoirs étrangers oppresseurs.

Chez Ian Johnson, les descriptions apocalyptiques se multiplient et se chevauchent. Nous y apprenons par exemple qu’au premier trimestre 2023, l’économie chinoise en berne a atteint à peine l’objectif de croissance du gouvernement qui était de 5%. Ce niveau n’aurait été atteint qu’avec d’importantes dépenses publiques. Parallèlement, affirme l’auteur, le chômage des jeunes a dépassé les 20 pour cent, entravant ainsi les besoins en appartements et en foyers. Rapporter les faits objectifs concernant la société chinoise ne tente guère Johnson, sa préférence allant plutôt vers le ressenti des Chinois qui « se sentent en récession ». Pensant que les années fastes sont révolues, les Chinois avoueraient connaître des « temps plus nuageux ». Johnson croit connaître le vrai responsable de ces « vulnérabilités croissantes ». Il s’agit bien de « la centralisation toujours plus expansive » de l’ère Xi qui « isole le pays du monde extérieur ». L’auteur établit des parallèles entre « le repli sur soi de la Chine » (« Ère de neijuan » et « l’atmosphère étouffante » de l’ancien bloc soviétique. Cette analogie l’autorise à évoquer pour la Chine de Xi « le piège de Berlin » dans lequel le pays tout entier se serait enfermé. Aujourd’hui, avertit l’auteur, « les dirigeants chinois semblent construire et perfectionner leur propre version du mur de Berlin du XXIe siècle », synonyme d’isolement. Ce réflexe obsidional aurait convaincu le PCC que « la Chine devrait construire elle-même toutes les technologies clés », répudiant, selon l’auteur « les principes de l’avantage comparatif qui ont été le fondement de la mondialisation ». Il s’agit ici d’un cas typique d’accusation en miroir. Celle-ci consiste à accabler l’adversaire en lui imputant une faute ou un crime que l’auteur de l’accusation commet ou a l’intention de commettre. Dans ce cas précis, Johnson met en sourdine les nombreux décrets pris ces derniers temps par l’administration américaine pour priver la Chine de nombreuses technologies avancées, les semi-conducteurs en particulier. Les multiples déclarations des dirigeants américains ne laissent aucun doute sur la volonté d’une guerre économique contre la Chine. Matt Borman, secrétaire adjoint au commerce chargé de la gestion des exportations déclare : « Nous consacrons 100 % de notre temps aux sanctions contre la Russie, 100 % à celles contre la Chine et 100 % à tout le reste ». Pour Gregory C. Allen, directeur du Wadhwani Center for AI and Advanced Technologies au Center for Strategic and International Studies à Washington, « il est essentiel de comprendre que les États-Unis voulaient avoir un impact sur l’industrie chinoise de l’intelligence artificielle. Le secteur des semi-conducteurs est notre moyen pour parvenir à cet objectif ». Evoquant les mesures prises par le gouvernement américain, Allen précise les objectifs de la nouvelle politique : « Non seulement nous n’allons pas permettre à la Chine de progresser davantage sur le plan technologique, mais nous allons activement inverser l’état actuel des choses ». Emily Kilcrease, membre du Centre pour une nouvelle sécurité américaine et ancienne responsable du commerce extérieur des États-Unis affirme pour sa part : « Nous avons établi qu’il y avait des domaines technologiques clés dans lesquels la Chine ne devait pas progresser. Or, il se trouve que ces domaines sont justement ceux qui alimenteront la croissance et le développement économiques futurs. »

Ces déclarations amènent à se demander : qui s’isole, la Chine ou au contraire les Etats-Unis ? Qui développe le réflexe obsidional, la superpuissance qui prétend vouloir conserver le monopole de la puissance ou le pays en développement qui, avec le Sud global et les BRICS, œuvre inlassablement pour la multipolarité ? Autrement dit, qui donc s’acharne à construire le « mur de Berlin du XXIe siècle » ? Johnson croit donner une leçon à la Chine et aux pays en développement en affirmant : « Si même les Etats-Unis dépendent d’autres pays comme les Pays-Bas et Taïwan, pour leurs puces avancées et autres technologies, on peut se demander si la Chine peut vraiment faire cavalier seul, comme semblent désormais l’imaginer ses dirigeants ». Venant d’un pays dont l’esprit est façonné par l’égoïsme, et s’adressant à un régime dont l’un des mots d’ordre est « Construire ensemble une communauté de destin pour l’humanité », il faut reconnaître que cette candide leçon manque sa cible.

Quand Adam S. Posen instruit le procès des « régimes autoritaires »

Le même numéro de Foreign Affairs consacre une importante étude aux régimes autocratiques. Tel est le but de l’article d’Adam S. Posen, « The End of China’s Economic Miracle: How Beijing’s Struggles Could Be an Opportunity for Washington”. Cet écrit fournit une précieuse clé de lecture pour la compréhension du déclin prophétisé de la Chine. Posen est une personnalité influente, étant le président de Peterson Institute for International Economics. Son article est abondamment commenté dans les hautes sphères savantes et de décision politique et économique, dans la mesure où il confère une plus grande amplitude politique au thème de la chute, question de mieux établir la responsabilité des dirigeants communistes. Les difficultés économiques de la Chine sont donc pour lui le prétexte idéal pour un procès des « régimes autoritaires ». Le régime tant honni de Xi Jinping est particulièrement visé. Posen s’emploie d’abord à opposer la personnalité de Deng Xiaoping et celle de Xi Jinping, la finalité étant de mieux accabler ce dernier. L’opposition est notamment fondée sur le non-interventionnisme de l’un et l’interventionnisme forcené de l’autre dans la sphère économique. Car :

Depuis que Deng Xiaoping a lancé la « réforme et l’ouverture » de l’économie chinoise à la fin des années 1970, les dirigeants du Parti communiste chinois ont délibérément résisté à l’impulsion d’intervenir dans le secteur privé bien plus longtemps que ne l’ont fait la plupart des régimes autoritaires. Mais sous Xi, et surtout depuis le début de la pandémie, le PCC est revenu à la moyenne autoritaire

Le président chinois figure au tableau du déshonneur et de l’infamie avec d’horribles personnages tels qu’Hugo Chavez, Nicolas Maduro, Viktor Orban, Recep Tayyip Erdogan et l’inévitable Vladimir Poutine.

La pandémie a mis à l’épreuve les choix économiques et politiques des communistes chinois, c’est certain. Adam Posen constate leur échec, attesté par le long Covid économique qui paralyse le pays. Celui-ci peut être comparé à une maladie chronique. Atone, le corps économique de la Chine peine à retrouver sa vitalité, bien longtemps après la phase aiguë de la maladie. L’auteur impute cette maladie au président chinois, en raison de sa réponse extrême à la pandémie. C’est cette réponse inadaptée qui aurait « déclenché une dynamique qui a frappé d’autres pays autoritaires mais que la Chine avait auparavant évitée dans l’ère post-Mao Zedong ». La tentation est ici grande de dégager la loi générale qui gouverne le développement économique des régimes autocratiques, marqué par une période de croissance pendant laquelle le pouvoir politique accorde de larges facilités aux entreprises pour prospérer.

Une fois le soutien acquis, le régime renoue avec ses réflexes despotiques en intervenant de façon arbitraire dans la vie économique. D’où la conclusion péremptoire de l’économiste libéral : le virus n’est pas la principale cause de la longue crise économique qui frappe la Chine ; « le principal coupable est la réponse immunitaire du grand public à une intervention extrême, qui a produit une économie moins dynamique ». Selon Posen, la réponse anti-Covid du gouvernement chinois « a rendu visible et tangible le pouvoir arbitraire du PCC sur les activités commerciales de chacun, y compris celles des plus petits acteurs », et établi définitivement le caractère pernicieux des caprices des dirigeants du parti. L’incertitude et la peur qui en découlaient auraient conduit les ménages et les petites entreprises à préférer l’épargne liquide aux investissements illiquides. Là résiderait la cause ultime du recul constant de la croissance. Le long COVID économique s’expliquerait donc ultimement par un déclin de la confiance des consommateurs et du secteur privé, imputable à l’abus du pouvoir et à l’intervention arbitraire du gouvernement dans l’économie. La conséquence logique en est que le secteur privé chinois s’adonnera davantage à l’épargner, investira moins et prendra moins de risques.

D’après Posen, les mesures de relance prises par le gouvernement ne changeront rien à cette tendance lourde. Il redoute que de cet échec de la relance, le PCC n’en tire la conclusion que l’avenir économique du pays repose davantage sur le secteur public que sur l’entreprise privée. Les mesures gouvernementales récentes fournissent à l’auteur des arguments de poids pour justifier la méfiance des entrepreneurs privés à l’égard du pouvoir communiste. Il s’agit notamment de la campagne anticorruption jugée trop agressive, de la discipline d’acier imposée aux géants de la technologie, des mesures anti-pandémiques draconiennes, toutes choses qui symbolisent le « pouvoir arbitraire du PCC sur les activités commerciales » des individus. L’économiste libéral flétrit l’autoritarisme chinois qui profiterait de la lutte anti-Covid-19 pour installer un climat de terreur, à l’origine d’« une peur généralisée jamais vue depuis l’époque de Mao » prétend-il. En particulier, il s’agit de « la peur de perdre ses biens ou ses moyens de subsistance, que ce soit temporairement ou pour toujours, sans avertissement et sans appel ». Ces imprécations rappellent les anathèmes anti-despotiques de Benjamin Constant. Le farouche libéral du début du XIXème siècle magnifiait la fonction libératrice du commerce et de l’argent, remèdes efficaces, selon lui, contre l’arbitraire. Mais, qui donc a donné à l’Occident capitaliste le droit de décerner aux autres peuples des certificats de vertu et de conformité morale et démocratique ?

L’opposition factice entre démocratie/liberté d’une part, autoritarisme/totalitarisme d’autre part relève en fait de la volonté occidentale de relancer la guerre froide, a constaté Xi Jinping au sommet des BRICS en Afrique du Sud. Fabriquée de toutes pièces, cette opposition justifie l’élargissement continu des alliances militaires et l’extension sans limite de la sphère d’influence occidentale, au détriment de l’espace sécuritaire des autres nations. Un exemple suffit, la question de Taïwan. Le complexe militaro-industriel américain justifie son soutien aux séparatistes parce que Taïwan serait une « démocratie ». Ne pas l’aider reviendrait à capituler devant la tyrannie. Les partisans de la nouvelle guerre froide hiérarchisent les Etats, les sociétés et les cultures à partir d’un critère unique : le degré de conformité ou de non-conformité au standard démocratique édicté par ceux qui ont façonné et contrôlent l’actuel ordre du monde. Il y a en premier lieu les Etats voyous/faillis, pauvres et nouvellement libérés de la domination coloniale. Vient ensuite une catégorie spéciale d’Etats intermédiaires, hybrides, marqués par l’hubris, la démesure dans la volonté obstinée d’accumuler la puissance. Cette catégorie désigne les grands émergents du Sud, présentés comme des « puissances autoritaires » : Chine, Inde, Pakistan etc. Au sommet de la hiérarchie, se trouvent les démocraties capitalistes postmodernes de l’Union européenne et des Etats-Unis.

Depuis la fin de la guerre froide, de fortes rivalités de puissance opposaient déjà ces deux dernières catégories d’Etats. La pandémie a avivé les tensions. L’Occident accuse le « duopole totalitaire » eurasiatique – Chine et Russie – d’avoir instrumentalisé la COVID-19 pour accélérer la désoccidentalisation du monde, synonyme de l’ère post-démocratique. Les dictatures post-industrielles contesteraient l’hégémonie des démocraties au Sud et tenteraient d’y imposer leurs pratiques répressives. C’est surtout la volonté de sauvegarder leurs intérêts vitaux et leur souveraineté qui inquiète le plus les anciennes puissances coloniales.

Retrouvons Adam Posen. Pour lui, Xi aurait rompu le pacte implicite « pas de politique, pas de problème » passé jadis avec les milieux d’affaires. Ce pacte impliquerait que le parti communiste exercerait son contrôle sur les droits de propriété, mais s’abstiendrait d’intervenir dans la vie économique des individus, pour autant que ces derniers acceptent de renoncer à la politique. Ce type modus vivendi serait commun à tous les régimes autocratiques. Il se trouve ici une déplorable erreur d’interprétation, du fait de l’ignorance de la nature réelle du compromis de classes passé avec la bourgeoisie nationale au moment de la constitution du Front uni national/patriotique.

Compromis de classes : rassembler à gauche, discipliner la droite et gouverner au centre gauche 

Dans le cadre de la Démocratie nouvelle, le Front uni national ou encore patriotique rassemble les principales classes anti-impérialistes du pays : prolétariat, paysannerie et bourgeoisie nationale. En sont exclus, les propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore, laquais de l’impérialisme. Mao lui-même avait refusé toute concession à ces ignobles classes, coupables de toutes les traîtrises à l’égard de la nation. Propriétaires fonciers et compradors ne font pas partie du peuple, avait décrété Mao, de la même manière que la ploutocratie de Tchiang Kaï-chek avait sorti les gens du peuple de la nation. Pour le leader communiste, ouvriers et paysans sont fondés à représenter dans leur totalité les intérêts de la nation pour deux raisons principales. Non seulement ils représentent 90% de la population, mais aussi ils ont pris la tête de la lutte contre l’impérialisme, donnant de ce fait la liberté et l’indépendance au peuple chinois et supprimant le pouvoir oppressif des propriétaires fonciers.

Qu’en est-t-il de la bourgeoisie nationale ? Sa place au sein de la nation dépend de la contribution de ses membres à l’effort de libération nationale et de reconstruction de la patrie. Par-là, on voit bien que le parti communiste chinois est une émanation de la Troisième Internationale. Le deuxième congrès du Komintern de juillet 1920 s’était prononcé sur la question coloniale et le soutien aux peuples opprimés. Le PCC intègre donc dans son approche la question nationale, sans occulter la question sociale. Dans le contexte particulier des pays sous domination coloniale, les deux questions sont d’une égale importance et se complètent.

Mao disait que dans son attitude à l’égard de la révolution, la bourgeoisie nationale est par essence inconsistante. L’explication est simple : quand elle souffre sous les coups du capital étranger, elle sent le besoin d’une révolution nationale et rallie le camp antiimpérialiste. En même temps, cette classe qui représente les rapports capitalistes de production dans les villes et les campagnes se méfie de la puissance que représente le prolétariat. Ce dernier ne peut accepter la création d’un Etat dominé par une seule classe et dirigé par la bourgeoisie nationale.

En Chine comme dans de nombreux autres pays en lutte, la scission parmi les « classes intermédiaires » avait porté certaines faction à gauche, vers la révolution, les autres à droite, vers la réaction et la contre-révolution. Définir la place et les missions de la bourgeoisie nationale progressiste au sein de la république populaire était donc la tâche dévolue à la Démocratie nouvelle et au Front uni national/patriotique. Mao dit : l’économie de démocratie nouvelle s’efforcera d’atténuer la contradiction entre le Travail et le Capital. Le Front uni patriotique établit que la législation du travail de la République populaire protégera les intérêts des ouvriers, tout en reconnaissant aux milieux d’affaires et aux industriels le droit au profit. Ces derniers seront donc soutenus dans leur effort de développement des forces productives et de modernisation socialiste du pays. Ce principe est consigné dans la Constitution du PCC et justifie l’option pour une « économie de marché socialiste » qui admet l’enrichissement personnel et le bien-être des individus.

Ces développements éclairent le concept de socialisme aux caractéristiques chinoises et expliquent la nature spécifique de la gouvernance chinoise qui consiste à rassembler la gauche, neutraliser la droite sans toutefois l’éliminer et gouverner au centre gauche. C’est Samir Amin qui nous l’avait appris.

La modernisation socialiste et la lutte contre la corruption et les monopoles

Les critiques adressées au président Xi sont généralement infondées et injustes. Il lui est notamment reproché d’avoir prétexté la lutte anti-corruption pour écarter ses rivaux et d’avoir affaibli l’économie nationale en s’attaquant aux grandes entreprises technologiques et à l’économie du tutorat.

Lors du XIXème Congrès par exemple, les Quatre vices – formalisme, bureaucratie, hédonisme et goût du luxe, recherche des privilèges – avaient fait l’objet de vives préoccupations, ces tares représentant une menace réelle pour le pays. Les mesures prises contre les « Mouches (les petits fonctionnaires corrompus), les « Tigres » (les hauts fonctionnaires corrompus) et les « Renards (les corrompus en fuite à l’étranger) s’imposaient donc.

Quant aux mesures anti-trust, la State Administration for Market Regulation (SAMR) créée en 2018 a posé des actes décisifs en 2020, en sanctionnant des entreprises technologiques comme Tencent, Baidu, Didi Chuxing, Alibaba, etc. A titre d’exemple, cette dernière avait écopé d’une lourde amende de 2.75 milliards de dollars pour violation de la réglementation anti-monopole. Au même moment, l’industrie du tutorat privé en éducation était prohibée. Des estimations fiables évaluèrent le poids du business de l’éducation à environ 120 milliards de dollars, ses services attirant près de 75% des élèves âgés de 6 à 18 ans en demande de soutien scolaire. Etaient concernés par ces mesures, des mastodontes comme New oriental Education & Technology, Tal Education Group, Koolearn Technology Holding Ltd, etc. Le ministère chinois de l’Éducation avait accusé le secteur d’avoir été « gravement détourné par le capital » et de s’être « engraissé » sur le dos des familles d’environ 200 millions d’élèves. Mais la mesure gouvernementale répondait à d’autres préoccupations vitales pour le pays. Car, « inquiet de voir la natalité du pays chuter, le gouvernement s’est engagé dans un nettoyage radical de l’industrie du soutien scolaire, avec l’objectif affiché de réduire les coûts de l’éducation pour les parents et la pression pesant sur les épaules des enfants ».

L’inauguration d’un nouveau cycle du processus d’édification socialiste n’était pas non plus étrangère à toutes ces mesures drastiques. La mise en perspective esquissée par le site Observer Research Foundation (New Delhi) fournit à cet égard un précieux éclairage, grâce une étude de Saranya : “Decrypting China’s Big Tech Crackdown”. L’auteur accuse les grandes entreprises technologiques de pratiques prédatrices. Elles ont acquis une très grande influence, affirme-t-elle, parce que les utilisateurs dépendent largement de leurs services pour leurs activités quotidiennes. En outre, ces entreprises marquent une nette préférence pour une économie de type libéral qui leur garantit une plus grande autonomie. C’est précisément à ce niveau qu’elles ont violemment heurté les intérêts de la république populaire, celle-ci étant soucieuse de sauvegarder l’intérêt général. La rapidité et l’efficacité avec lesquelles la Chine avait réglé cette délicate question avaient surpris. Comme Saranya le relève :

Les régulateurs et les politiciens du monde entier sont préoccupés par le modèle économique des entreprises technologiques qui consiste à « agir vite et casser les choses ». Ils conviennent que les Big Tech accumulent des données, abusent de leurs fournisseurs, exploitent les travailleurs à la demande et tentent de créer un monopole. Il y a eu une tendance vers des règles plus strictes pour une concurrence loyale ainsi que pour la protection des données et de la vie privée des consommateurs à l’échelle mondiale. Bien que des démocraties comme les États-Unis, l’Union européenne, l’Inde, l’Australie et le Brésil s’efforcent depuis un certain temps déjà de réglementer les Big Tech, elles ont encore du mal à formuler des politiques efficaces. La Chine « autoritaire », partisane de la « souveraineté de l’Internet », a en revanche dévoilé en peu de temps une refonte en profondeur de son secteur technologique

Dans ce domaine particulier, c’est le modèle chinois de gouvernance qui avait fait toute la différence.

Galbraith ou Krugman ? Les choix rationnels du PCC

Le 25 août 2023, James K. Galbraith a consacré un article incisif au nouveau narratif américain sur la Chine. Galbraith est professeur à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’Université du Texas à Austin et ancien Conseiller technique en chef pour la réforme macroéconomique auprès de la Commission nationale de planification de la Chine dans les années 1990. Il réfute les messagers de l’apocalypse, coupables de calomnier la Chine. Lauréat du prix Nobel d’économie et auteur dans le New York Times d’un libelle anticommuniste et sinophobe, Paul Krugman est particulièrement indexé, avec ses incongrues propositions de réformes de l’économie chinoise. Le point principal de ces réformes concerne la baisse des investissements et l’augmentation de la consommation. De son point de vue, les ménages chinois devraient disposer de plus de revenus pour qu’une consommation en hausse puisse prendre la place des investissements. Ironiser sur le mantra des économistes libéraux « Investissez moins ! Consommez plus », ce n’est nullement faire preuve de légèreté ; c’est au contraire relever un fait réel, à l’origine de désastres économiques et sociaux dans de nombreux pays. Galbraith a raison de s’interroger :

La Chine devrait-elle avoir plus de voitures mais des routes de moins bonne qualité et moins de stations-service (sans parler des métros et des trains à grande vitesse) ? Faut-il plus de téléviseurs, mais moins d’appartements pour les installer ? La population a-t-elle besoin de plus de nourriture et de vêtements, même si elle était déjà pour l’essentiel bien nourrie et décemment habillée il y a trente ans ?

Pourquoi les intégristes libéraux et contempteurs de la Chine s’avèrent-ils incapables de comprendre que les Chinois n’épargnent pour l’éducation, les soins de santé et leurs vieux jours que parce que précisément, ils disposent de revenus tirés d’emplois offerts par les investissements publics et privés ? Galbraith dit : les travailleurs chinois sont rémunérés pour construire des usines, des maisons, des voies ferrées, des routes, des ports, des aéroports et de nombreux autres travaux publics qui ont profondément transformé le pays et fait de la Chine la deuxième économie du monde. Ceci veut dire que l’absence de projets d’investissement et par conséquent d’emplois dans ce secteur stratégique, appauvrirait les ménages et les installerait dans l’incertitude.

Le gouvernement chinois a eu raison de maintenir un haut niveau d’investissement à travers des initiatives à haute intensité de main-d’œuvre, sources d’emplois convenables et bien rémunérés. Là se trouve l’une des vocations de la BRI/Routes de la soie par exemple. Des initiatives de ce type signifient qu’une fois ses besoins intérieurs en investissements satisfaits, la Chine aura de nombreux autres défis à relever auprès de ses alliés naturels d’Asie centrale, d’Afrique et d’Amérique latine. Ce n’est pas rêver que de dire que la Chine travaille pour sortir le monde de la pauvreté et pour un développement équilibré des pays en voie de développement et des pays développés. Consolider la base du développement régulier et durable de l’économie mondiale, tel est le but.

Au sommet des BRICS en Afrique du Sud, Xi Jinping s’est félicité de la contribution des marchés émergents et des pays en développement à l’économie mondiale. Au cours des vingt dernières années, elle a été de 80% et représente aujourd’hui 40% du PIB mondial contre 24% il y a 40 ans, en grande partie grâce à la Chine, avec ses grands projets d’investissement.

Le mythe de l’effondrement et sa finalité politique et géostratégique

Éminent membre de McKinsey Global Institute et spécialiste de la Chine, de l’Asie et des tendances économiques et commerciales mondiales, Jonathan Woetzel avait un important article en 2015 pour questionner « cinq mythes sur l’économie chinoise », prétexte au pessimisme historique et la sinophobie. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces mythes. Prenons d’abord la fable des investissements improductifs et celle d’une dette croissante qui alimenteraient la croissance rapide de la Chine. Woetzel rétablit les faits. Des analystes peu rigoureux dénoncent l’appétit chinois pour la construction excessive de routes, de ponts, de bâtiments, etc. Woetzel affirme qu’il s’agit d’une erreur de perception due à l’immensité du territoire.

Des statistiques fiables attestent que pour 2013 par exemple, la Chine avait consommé 25 fois plus de ciment que l’économie des Etats-Unis en moyenne entre 1985 et 2010. Mais en ajustant la consommation du ciment par habitant et aux modèles de construction mondiaux, l’on se rend compte que la Chine est dans la moyenne. Deux autres mythes concernent 1. L’incapacité supposée de la Chine à établir les bases d’une économie saine et durable et 2. Son inaptitude à disposer d’une structure d’entreprises privées compétitives, dynamiques et innovantes.

Il n’a fallu que peu d’efforts à Woetzel pour réfuter ces fables, la dernière en particulier. Au cours de dernières décennies, la part du secteur privé dans l’économie chinoise n’a cessé de croître au détriment du secteur public dont la baisse régulière est constatée dans la production. A titre illustratif, ce dernier était passé de 78% en 1978 à 26% en 2011. Les chiffres publiés au mois d’août 2023 attestent que depuis 2012, la part de l’économie privée dans le PIB a augmenté, passant de moins de 50% à plus de 60%. Cette progression peut s’expliquer, car le nombre d’entreprises privées a prodigieusement augmenté, passant de 10,86 millions en 2012 à plus de 47 millions en 2022. Selon le Quotidien du Peuple, « entre 2012 et 2021, le nombre d’entreprises privées a quadruplé pour atteindre 44,575 millions, soit 92,1% de toutes les entreprises chinoises ».

Pour l’année 2021 seulement, 8,525 millions d’entreprises privées ont été créées en Chine, et de janvier à février 2022, les importations et les exportations des entreprises privées avaient augmenté de 16,1%, représentant 18,2% du commerce extérieur. L’organe officiel du Comité central du Parti communiste chinois souligne le rôle décisif du secteur privé en tant que moteur du développement économique et social, les entreprises privées ayant puissamment « contribué à la croissance économique, à l’innovation, à la création d’emplois et à l’amélioration de la vie quotidienne » du peuple chinois. Le même organe affirme que les entreprises en Chine « contribuent à plus de 50% des recettes fiscales du gouvernement et 60% des investissements sont entrés dans le secteur privé, qui réalise plus de 70% des innovations » technologiques. Enfin, le secteur privé représente à lui seul 80% des nouveaux emplois urbains et absorbent une grande partie de la jeune main-d’œuvre du pays.

Ces chiffres attestent que la prétendue répression de l’économie privée en Chine est une affabulation. Dans la période récente, le gouvernement chinois a pris un important train de mesures destinées à stimuler le secteur privé. Ces mesures comprennent notamment la réduction des formalités administratives pour faciliter la participation des entreprises aux grands projets scientifiques nationaux, la promotion d’un accès équitable au marché, le renforcement des garanties juridiques, l’accroissement du soutien aux petites et moyennes (PME) et aux entreprises individuelles, la prolongation de la durée de certaines exonérations fiscales. D’après les chiffres fournis par la State Taxation Administration, rien qu’au mois de juillet 2023, 308 000 entreprises à travers le pays ont eu à bénéficier de réductions d’impôts, pour un montant d’environ 230 milliards de yuan, soit 32 milliards de dollars. Le secteur privé représentait 94,3 pour cent, soit plus de 290 000 milliards. Le montant des déductions supplémentaires sur les coûts de R&D dont bénéficient les entreprises du secteur privé représentaient 76,6 pour cent du total.

La Grande Muraille de la dette intérieure

Facteurs d’aveuglement, le ressentiment et l’esprit de confrontation empêchent un regard objectif sur la Chine. Laurent Michelon dit : « Les élites occidentales politico-médiatiques, très liées aux élites économiques, jouent un rôle pervers qui consiste d’un côté à peindre un portrait apocalyptique de la Chine, tout en y investissant toujours plus ». Le correspondant économique de la BBC en Asie, Nick Marsh rapporte : « Un flot de fonctionnaires américains et européens continue de se rendre en Chine tous les mois pour poursuivre les discussions sur le commerce bilatéral ».

En fait, la Chine continue de souffrir de la vision exotique de l’Occident, celle d’une contrée lointaine, pays de la soie, du thé et de la porcelaine, source permanente de menace, habitée par des êtres grossiers, voués à imposer aux nations civilisées leur mœurs despotiques et ambitionnant de supplanter ces dernières dans la direction des affaires du monde. C’est sans doute à cette vision exotique que fait allusion Jonathan Woetzel. Car, si « une vision largement répandue de la Chine est que son étonnant succès économique contient les germes d’un effondrement imminent », c’est bien parce que « la Chine semble avoir une économie différente des autres : les règles normales de développement n’ont pas été suivies et son comportement est au mieux irrationnel, au pire criminel. » Le plus simple aurait été pourtant de revenir à la banalité des situations économiques.

Ces situations nous auraient appris quelques vérités élémentaires, par exemple sur cette fameuse Chine qui, dans le narratif de l’Ouest, fait l’objet de titres pittoresques et apocalyptiques : « Croissance chinoise ensevelie sous une Grande Muraille de dettes » ; « La Grande Muraille de la dette chinoise ». La référence à la Grande Muraille de Chine est évidente. On n’aurait pas pu trouver mieux pour ridiculiser, rabaisser l’âme d’une nation. Mais les railleurs d’un jour nous tendent les verges pour les battre. Yawen Chen situe bien la source de la dette colossale du pays, en indexant l’ancien premier ministre Wen Jiabao, avec son projet d’investir 4 000 milliards de yuans soit environ 555 milliards de dollars (13 % du PIB chinois en 2008), dans la construction des infrastructures publiques : routes, autoroutes, ponts, ports, aéroports, gares, trains à grande vitesse, stations de métro, écoles, hôpitaux, parcs de loisirs, etc. Pour un pays arriéré, le développement porte-t-il un autre nom ? Un mot sur l’affaiblissement des marchés immobiliers et fonciers, responsables du creusement des déficits budgétaires nationaux. La répression de ce secteur par le gouvernement est indexée. C’est la politique de « prospérité commune » qui avait justifié la répression du secteur immobilier. Freiner la flambée des prix de l’immobilier avait pour finalité la lutte contre les inégalités.

Nul ne peut le nier, la crise est là. Mais la question qui intéresse les gens est celle de savoir si la Chine est condamnée au déclin et à l’effondrement total. Jonathan Woetzel avait déjà répondu à la question cruciale en 2015. Il affirmait alors que même si les emprunts contractés confinaient à l’imprudence, le gouvernement chinois dispose de capacités financières réelles pour faire face à une crise, quelle qu’en soit l’ampleur, d’autant plus que seul un secteur restreint est concerné. La marge de manœuvre est d’autant plus grande que le gouvernement central a un ratio dette/PIB faible, car compris entre 20% et 21,3%, d’après certaines estimations. La comparaison avec d’autres grandes économies s’impose : à titre d’exemple, le ratio des Etats-Unis est de 119% et la moyenne de la zone euro est de 91,6%, selon certaines estimations. Avec une marge de manœuvre aussi grande, l’Etat chinois peut procéder à la restructuration de la dette des gouvernements provinciaux sans compromettre le financement des secteurs stratégiques de son économie.

La fiction du piège de la dette : réveiller les peurs ancestrales

Criminaliser et délégitimer la Chine, telle est la grande obsession des élites libérales. Ces manœuvres perverses ont atteint leur apogée avec la pandémie, période au cours de laquelle des épithètes infamantes et terrifiantes renvoyant au péril jaune ont fleuri. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? La Chine ne fait-t-elle pas toujours peur autant qu’elle fascine ? C’est cette peur ancestrale que Michael Bennon et Francis Fukuyama cherchent à réveiller parmi les partenaires africains, latino-américains et asiatiques de la Chine, dans une diatribe qui prétend dresser le véritable bilan de la BRI/Routes de la soie, comme l’indique son sous-titre, le titre lui-même prédisant l’effondrement de la Chine, sa ruine. C’est le spectre du « piège de la dette » et des « pratiques prédatrices » de la Chine qui servent d’alibi.

L’idée, c’est celle que consigne Bernard Condon dans le titre d’un écrit apocalyptique : « Les prêts de la Chine poussent les pays les plus pauvres du monde au bord de l’effondrement . » Tout se passerait comme si, mue par des instincts perfides, la puissance asiatique était déterminée à entraîner les pays amis dans sa chute. Chez Bennon et Fukuyama, les mises en garde alarmistes crépitent comme des balles : « créancier rapace et inflexible » ; « prêteur prédateur », toujours avide de recouvrer ses créances douteuses. Le procès est instruit avec une verve où l’imagination le dispute à la fantaisie.

L’Occident revanchard est habile à se fabriquer des ennemis, à sa taille, et les prophéties auto-réalisatrices sont une arme de combat. Alors, nos deux acolytes décrètent sentencieusement que Pékin risque de s’aliéner les pays mêmes qu’il s’est efforcé de courtiser avec la BRI/Routes de la soie ; la Chine s’expose à dilapider son influence économique qu’elle a établie à grand-peine. Une crise de la dette déjà douloureuse dans les marchés émergents pourrait s’exacerber et conduire à une « décennie perdue ». Le tiers-monde peinant à s’affranchir de quatre décennies d’ajustement structurel, il est peu probable que nos prophètes de malheur soient entendus. Un témoignage anonyme rapporté par James K. Galbraith prévient : « Lorsque nous nous engageons avec les Chinois, nous obtenons un aéroport. Et lorsque nous discutons avec [les Américains], nous recevons une conférence », quand ils n’indiquent pas aux nations la voie du FMI. Ce dernier apparaît bien plus qu’un purgatoire, un véritable enfer sur terre. C’est cet enfer-là que préconisent Bennon et Fukuyama comme solution au « piège de la dette » et alternative à « l’approche chinoise ». Plus qu’une alternative, Bretton Woods est une arme décisive entre les mains des « pays occidentaux [qui] doivent être capables de défendre les éléments clés de l’ordre international fondé des règles lorsqu’ils sont en péril …» Paraphrasant Charles Wilson, ancien président de General Motors, Michael Bennon et Francis Fukuyama sont vraiment convaincus que ce qui est « bon pour le FMI [est] bon le monde. »

Le vigoureux petit livre d’Aminata D. Traoré, L’Etau, est déjà en soi une réfutation anticipée de cette vaine prétention. Dans le bamananw, une langue du Mali, la dette se dit juru, c’est-à-dire la corde. C’est la dette du FMI et de la Banque mondiale qui avait suggéré cette image à l’auteur. Ainsi, le FMI comme solution à la dette chinoise, c’est véritablement l’hôpital qui se moque de la charité. Avec les institutions du capitalisme, il est clair, disait Samir Amin, que le développement n’est plus à l’ordre du jour : le Nord s’occupant en priorité de gérer la crise, les pays de l’ancien bloc de l’Est de se reconvertir au capitalisme du marché, ceux d’Afrique, d’Amérique latine et du monde arabe affairés à gérer le service de la dette. Seule l’Asie émergente avec la Corée, l’Inde, la Chine et sa province rebelle Taïwan, s’occupe encore de soutenir leur croissance économique accélérée.

La Chine a lancé la BRI/Routes de la soie pour contester la philosophie et les méthodes du FMI ; elle a poussé à la création des BRICS et de la Banque des BRICS pour doter les pays en développement d’un outil de financement efficace, souple et adapté aux enjeux du développement. Exaltant la Banque des BRICS, le président brésilien Lula a dit :

La Banque des BRICS représente beaucoup pour ceux qui sont conscients que les pays ont besoin de se développer et qu’ils ont donc besoin d’argent pour investir. Aucun gouvernement ne peut travailler avec un couteau sous la gorge parce qu’il doit de l’argent. Les banques doivent avoir la patience, si nécessaire, de renouveler les accords […]. Car ce n’est pas à une banque d’étouffer l’économie d’un pays, comme le fait aujourd’hui le Fonds monétaire international avec l’Argentine. Et comme ils l’ont fait avec le Brésil pendant si longtemps et avec tous les pays du tiers monde qui avaient besoin d’argent.

La dogmatique libérale est au cœur de la démarche de Bennon et Fukuyama, tout comme les arguments et la rhétorique utilisés. Dans la BRI/Routes de la soie, ils dénoncent les prêts accordés par les banques publiques chinoises par l’intermédiaires d’entreprises publiques chinoises aux entreprises publiques des pays emprunteurs ; il flétrit les « options de financement [qui] manquent de transparence, alimentent la corruption et la mauvaise gouvernance, et créent un fardeau de la dette insoutenable, conduisant souvent à des projets qui exploitent, plutôt qu’autonomisent, les travailleurs ; exacerber les défis auxquels sont confrontées les populations vulnérables, tels que les déplacements forcés », etc. Les recettes proposées ont déjà été expérimentées à plusieurs reprises, dans différents pays du monde. Ces recettes insistent toutes sur la: priorité au financement privé et au mécanisme de marché transparent pour garantir la viabilité financière des projets.

Le bilan occidental de la BRI/Routes de la soie est biaisé. Farci d’idéologie, il se singularise par la mauvaise foi et la manipulation des données. Il convient donc de rétablir les faits. Prenons d’abord le cas du Kenya. Le recoupement de plusieurs sources indique qu’en mars 2023, le stock de la dette extérieure se chiffrait à 36,66 milliards de dollars. La dette était due à des prêteurs multilatéraux (46,3 %) et à des prêteurs bilatéraux (24,7 %). La part des entités chinoises était de 6,31 milliards de dollars. Mais la plus grande partie de la dette de ce pays – 17 milliards de dollars – était due au FMI et à la BM. C’est dire que la Chine détenait en tout et pour tout 21% de la dette extérieure kenyane, les créanciers privés 24% et les institutions multilatérales 45%.

Le cas du Pakistan souvent cité est aussi intéressant. Au mois d’avril 2023, la dette totale du pays s’élevait à 125,702 milliards de dollars. Sur ce montant, la part de la Chine n’était que de 20,375 milliards de dollars, soit 16.2%. Quant au Sri Lanka lui aussi abondamment cité dans la propagande anti-BRI/Routes de la soie, les données disponibles indiquent qu’au mois de mars 2023, la dette publique extérieure du pays s’élevait à 27,6 milliards de dollars. Les créances privées se chiffraient à 14,8 milliards de dollars, soit 53,6%. Quant aux créances multilatérales, elles s’élevaient à 5,7 milliards de dollars, soit 20,6%. Pendant ce temps, la Chine réclamait 3 milliards de dollars, soit seulement 10,8 %. Des exemples de ce type peuvent être multipliés, pour montrer la perfidie de la propagande occidentale.

En guise de conclusion

Pour contrer la BRI/Routes de la soie, les Etats-Unis ont lancé en juin 2021 l’initiative « Construire le monde en mieux » (« Build Back Better World-B3W), le but étant de « répondre aux énormes besoins d’infrastructure des pays à revenu faible et intermédiaire ». B3W avait la prétention d’être une initiative « audacieuse », « un partenariat d’infrastructure transparent, de haut niveau et axé sur les valeurs, dirigé par les grandes démocraties ». L’initiative était évaluée à plus de 40 000 milliards de dollars. Un an plus tard, le constat d’échec était fait. Les États-Unis et le G7 se résignèrent donc à lancer une nouvelle initiative appelée « Partenariat pour l’infrastructure et l’investissement mondiaux » (PGII).

Dans les faits, ce partenariat est une version reconditionnée de Build Back Better World (B3W) et marque un net recul des ambitions dans la mesure où l’objectif déclaré par cette dernière visait la mobilisation de 40 000 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures d’ici 2035. Avec PGII, on n’en est plus qu’à 600 milliards de dollars. Avec ces montants, l’on se demande par quel miracle l’Occident libéral et capitalisme rivalisera avec la BRI/Routes de la soie. Parlant du PGII, John Berthelsen, rédacteur en chef d’Asia Sentinel a déclaré que cette initiative est « trop peu, trop tard, et que la poignée de projets est dérisoire face aux vastes investissements d’infrastructure de Pékin. » Conor M. Savoy et Shannon McKeown justifient ce recul par la guerre en Ukraine, la hausse des prix de l’énergie et l’inflation mondiale globale, toutes choses qui sont de nature à affecter les priorités du PGII. Ce n’est donc pas en calomniant la Chine que l’Occident va pouvoir gagner le cœur des Africains.

Nkolo Foé
Membre du Comité Consultatif International de l’Institut Chine-Afrique
Président de W.E.B. Du Bois Institute for Global and China’s Studies

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