dimanche, mars 24

« La Chine à venir » en manque de confiance

De Project Syndicate, par Stephen S. Roach – Lors des 25 dernières années, j’ai fait preuve d’un optimisme à tout crin quant à l’économie chinoise. Mais je commence à avoir des doutes.

Le gouvernement de la Chine s’en prend à l’un de ses secteurs les plus dynamiques, celui des nouvelles technologies – le moteur de l’économie chinoise d’aujourd’hui.

Les mesures qu’il a prises récemment reflètent un problème plus profond : le gouvernement tente de brider les entreprises de haute technologie et de contenir l’énergie des entrepreneurs du secteur, au point de menacer le Rêve chinois du président Xi Jinping : faire de l’Empire du Milieu « un grand pays socialiste et moderne » d’ici 2049.

Au début, les autorités semblaient s’inquiéter surtout d’une situation particulière, celle de Jack Ma, le fondateur irrévérencieux d’Alibaba, la plus grande plateforme de commerce électronique du monde, un mastodonte.

Lors du Forum financier de Shanghai fin octobre 2020, Jack Ma a franchi la ligne rouge en parlant de « mentalité de maison de prêt sur gage » au sujet des banques chinoises. Au début du mois suivant, les autorités chinoises ont suspendu deux jours avant la date prévue l’introduction en Bourse de 37 milliards de dollars d’Ant Group, la filiale d’Alibaba spécialisée dans le payement en ligne. Cinq mois plus tard, Alibaba a été condamné à verser une amende record de 2,8 milliards de dollars pour « abus de position dominante ».

Et c’est aujourd’hui le tour de Didi Chuxing. Didi, le Uber chinois, a eu l’audace de lever 4,4 milliards de dollars sur les marchés financiers américains, malgré les objections qu’auraient opposées les autorités chinoises. Ces dernières ont contraint l’entreprise à retirer au moins 25 de ses applications de l’Internet chinois, et on parle maintenant d’une amende qui pourrait dépasser celle imposée à Alibaba, voire de son éventuel retrait de la Bourse.

En outre, on observe des signes de répression à l’encontre de nombreuses autres grandes entreprises technologiques chinoises, notamment Tencent (conglomérat de services électroniques), Meituan (livraison de repas), Pinduoduo (e-commerce), Full Truck Alliance (les applications de location de camions Huochebang et Yunmanman ), Kanzhun’s Boss Zhipin (recrutement de personnel), et les entreprises privées de soutien scolaire en ligne comme TAL Education Group et Gaotu Techedu. Tout cela fait suite à la répression très médiatisée des autorités contre les crypto-monnaies.

Il arrive que la répression soit parfaitement justifiée, comme dans le cas des crypto-monnaies. La raison la plus souvent invoquée relève de la protection des données. En un sens c’est compréhensible, car les dirigeants chinois accordent une grande valeur à leur droit de propriété sur des bases de données gigantesques – le carburant à haut rendement de leurs progrès en intelligence artificielle. Mais cela sent également l’hypocrisie, dans la mesure où une grande partie des données viennent de la surveillance exercée par l’État.

Le problème cependant ne réside pas dans la justification avancée par l’Etat. Une mesure peut toujours être expliquée ou rationalisée après coup. Quelle qu’en soit la raison, les autorités chinoises instrumentalisent maintenant la réglementation pour étrangler des entreprises et limiter la capacité de financement du secteur économique le plus dynamique du pays.

L’attaque contre les entreprises technologiques n’est pas le seul exemple de mesures qui freinent l’activité économique privée. Ces entreprises ne sont pas les seules à souffrir ; il en est de même des ménages chinois, pour d’autres raisons.

Le vieillissement rapide de la population et l’insuffisance de la protection sociale en matière de santé et de retraite entretiennent leur réticence à convertir l’épargne de précaution en dépenses pour des achats non obligatoires (voiture, meubles, électroménagers…), pour les loisirs, les voyages et les autres signes distinctifs des sociétés de consommation.

Comme tout ce qui se passe en Chine, ces activités se mènent à très grande échelle. Mais les achats des ménages chinois représentent moins de 40 % du PIB, de loin la part la plus faible parmi les grandes économies mondiales, du fait des habitudes d’épargne et de faible consommation de son énorme population.

Ce n’est que lorsque les ménages auront davantage confiance en l’avenir qu’ils épargneront moins, changeront et leur mode de vie et élargiront leur horizon. C’est là une condition sine qua non à un rééquilibrage par la demande de l’économie chinoise.

Pour une économie, la confiance (autant celle des entreprises que des consommateurs) constitue un pilier fondamental. Deux prix Nobel d’économie, George Akerlof et Robert Shiller, la considèrent comme la pierre angulaire du concept de « l’instinct animal » popularisé par Keynes dans les années 1930. Il s’agit de psychologie humaine, du « besoin spontané d’agir » qui, davantage que le revenu des individus ou le bénéfice des sociétés, peut doper la demande.

Keynes y voyait l’essence même du capitalisme. Pour la Chine, avec son économie socialiste basée sur le marché, ce concept fonctionne différemment. Comparé aux autres grandes puissances économiques, l’État y tient un rôle bien plus important pour orienter les marchés, les entreprises et les consommateurs. Pourtant, comme partout ailleurs, pour prospérer l’économie chinoise a besoin de confiance – dans la cohérence des choix gouvernementaux, dans une gouvernance transparente et dans un contrôle réglementaire approprié.

Or en Chine cette confiance fait défaut, ce qui freine depuis longtemps la consommation. Mais aujourd’hui c’est la méfiance qui s’est emparée du secteur de la haute technologie qui voit les attaques du gouvernement comme une entrave au déploiement de créativité, d’énergie et de travail requis pour qu’une entreprise prospère dans un environnement hautement concurrentiel.

J’ai souvent parlé de l’excès d’épargne sous-tendu par le manque de confiance, comme d’un obstacle majeur au rééquilibrage par la demande de l’économie chinoise. Mais les récentes mesures des autorités à l’encontre du secteur des nouvelles technologies pourraient constituer un point de basculement. Sans le volontarisme des entrepreneurs, la Nouvelle économie chinoise ne pourra libérer toute sa créativité et on pourra dire au revoir à l’espoir d’un nouvel élan innovateur dans le pays.

Ce manque de confiance grandissant pourrait porter un coup fatal à l’optimisme de longue date que j’exprimais dans « La Chine à venir » – l’intitulé du cours que je dispense à l’université de Yale depuis 11 ans. Ainsi que j’en avertis mes étudiants de première année, au même titre que le monde, le contenu de l’enseignement peut se transformer.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Stephen_S_Roach

Stephen Roach est enseignant à l’université de Yale et ex-président de Morgan Stanley Asia. Il a écrit un livre intitulé Unbalanced: The Codependency of America and China.

Copyright: Project Syndicate, 2021.
www.project-syndicate.org

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