mardi, avril 23

« La Guerre froide en Asie du Sud-Est : rien de nouveau »

De Project Syndicate, par Thitinan Pongsudhirak – Peu de régions du monde ont payé un prix aussi élevé durant la Guerre froide que l’Asie du Sud-Est.

Le conflit de superpuissances entre les États-Unis et l’Union soviétique a divisé la région en camps pro- et anti-communistes, déclenchant cinq guerres au Cambodge, au Laos et au Vietnam sur une période de quatre décennies. Aujourd’hui, la concurrence sino-américaine alimente une «nouvelle guerre froide» aux caractéristiques structurelles familières.

En fait, la confrontation sino-américaine entre grandes puissances est la continuation d’une lutte idéologique inachevée, qui oppose cette fois-ci le système d’alliance dirigé par les États-Unis et fondé sur l’Occident, à un réseau mondial centré sur la Chine d’États clients, dont un grand nombre sont dotés de diverses formes de gouvernance autoritaire. L’Union soviétique a perdu la Guerre froide, mais la Chine en donne à présent pour son argent à l’Occident dans ce nouvel opus. Et l’Asie du Sud-Est sera une fois de plus un théâtre de première importance.

Pendant environ deux décennies après la fin de la Guerre froide, l’Amérique a semblé profiter d’un moment «unipolaire» lui permettant de remodeler l’ordre mondial, alors que les marchés libres et la démocratisation se sont étendus à travers le monde. Mais la démocratie libérale et le capitalisme de marché ont par la suite été affaiblis de l’intérieur, en particulier après la crise financière mondiale de 2008, ce qui a laissé apparaître un défi croissant de la part de modèles alternatifs d’autoritarisme et de développement économique dirigé par l’État.

La promesse occidentale de liberté et de prospérité vantée par l’Occident a été de plus en plus discréditée par une concentration accélérée des richesses et du pouvoir, de divisions sociales de plus en plus profondes et par une polarisation politique apparemment insoluble. Les électeurs sont devenus plus sceptiques et plus désillusionnés quant à ce que la démocratie et le capitalisme pourraient leur offrir – une aliénation aggravée par une mondialisation galopante et un changement technologique rapide.

L’Asie du Sud-Est n’était pas à l’abri de ces tendances. Beaucoup de gens en Thaïlande, aux Philippines et ailleurs, touchés par un fort ressentiment du fait que leurs revenus et leur niveau de vie à la traîne, ont été séduits par des alternatives populistes ou autoritaires.

Les dirigeants populistes du monde démocratique ont contourné les centres de pouvoir établis, tels que les médias et la classe politique traditionnelle, en établissant des liens directs avec les électeurs. De manière significative, une fois élus, nombre des populistes asiatiques n’avaient que peu d’État de droit efficace pour les contraindre.

Entre alors en scène la Chine, dont l’attrait se nourrit des lacunes de la démocratie occidentale et du capitalisme de l’économie de marché. Le modèle chinois s’inspire toujours du léninisme, mais tandis que le Parti communiste chinois exerce un contrôle politique centralisé selon des lignes totalitaires, le développement économique et la gestion du pays sont conformes au marché (mais pas axés sur les forces du marché). La Chine remet ainsi en question et fait échouer le modèle occidental de démocratie libérale et de capitalisme de marché comme jamais auparavant.

La bataille idéologique que l’Union soviétique avait menée auparavant contre l’Occident a pris une nouvelle forme avec l’émergence de la Chine, qui se sent en droit, voire destinée, à reprendre possession de son glorieux passé. Mais les contradictions inhérentes entre totalitarisme politique et capitalisme de marché font à la fois la force et la faiblesse de la Chine. Aucun autre État moderne n’a pu avoir le beurre et l’argent du beurre en imposant un contrôle centralisé et en réprimant les droits et libertés des individus, tout en faisant fonctionner une économie de marché qui augmente le niveau de vie de sa population.

On pourrait soutenir que l’État chinois est à la tête d’une économie capitaliste de la même manière que le Japon, la Corée du Sud et Taïwan ont été les pionniers du capitalisme d’État des années 1960 aux années 1980. La principale différence, c’est que ces derniers pays étaient de solides alliés et partenaires des États-Unis qui ont développé des démocraties occidentales bien intégrées. La Chine n’est ni un allié des États-Unis, ni démocratique – et il est très probable qu’elle ne le sera jamais.

L’Union soviétique s’est attaquée aux États-Unis dans des conflits par procuration, comme les guerres d’Indochine, mais a finalement perdu la Guerre froide parce qu’elle ne pouvait pas suivre le développement économique capitaliste plus dynamique de l’Occident. La Chine doit encore affronter directement les États-Unis sur le plan militaire, malgré une accumulation sans précédent d’armes, préférant se tenir prête en cas de conflits sur le commerce et l’innovation technologique.

Mais comme les États-Unis il y a trente ans, la Chine tente de remodeler le système mondial à son goût. Le face-à-face qui en résulterait entre le nouvel Orient et l’ancien Occident serait mieux réglé par un processus de compromis et d’accommodement qui accorde à la Chine un rôle international plus important et un prestige digne de son poids mondial. Si cela lui est refusé, la Chine deviendra probablement rancunière, ou risque encore de se poser en donneur de leçons, ou d’adopter une position belligérante. Mais parce que les paramètres d’une telle adaptation sont fluides, la nouvelle Guerre froide continuera de se dérouler.

Nulle part l’impact de cette nouvelle superpuissance ne sera plus évident et plus conséquent qu’en Asie du Sud-Est, de plus en plus divisée sur ce que représente la Chine et sur la manière d’y répondre. La Chine semble avoir le dessus dans la région pour le moment. Mais la pandémie de COVID-19 pourrait bientôt révéler des défauts fondamentaux dans le système chinois, parce qu’après s’être engagé à éliminer la coronavirus, ce pays ne peut pas rouvrir son économie.

Pendant ce temps, les États-Unis et les taux élevés d’infection actuels des autres démocraties pourraient éventuellement leur permettre de faire face à la COVID-19 plus efficacement. S’ils parviennent à tirer parti de cette possibilité, cela pourrait rééquilibrer la nouvelle lutte de la Guerre froide en Asie du Sud-Est et ailleurs.

Thitinan Pongsudhirak, professeur et directeur de l’Institut de sécurité et d’études internationales de la Faculté des sciences politiques de l’Université Chulalongkorn à Bangkok.

Copyright : Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

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