lundi, avril 22

Le talon d’Achille démographique de la Chine

De Project Syndicate, par Yi Fuxian – Le président chinois Xi Jinping assurait récemment une délégation bipartisane du Sénat des États-Unis qu’une confrontation militaire entre les deux pays pouvait encore être évitée. « Le piège de Thucydide – disait-il – n’est pas inéluctable. »

C’est au politologue Graham Allison qu’on doit expression « piège de Thucydide», qui fait référence à l’histoire de la Grèce antique, et plus précisément à la guerre du Péloponnèse. Elle désigne le conflit qui semble inévitablement surgir chaque fois que l’émergence d’une nouvelle puissance, comme la Chine, met au défi l’hégémonie établie d’une autre, comme les États-Unis.

Allison affirmait que la Chine supplanterait finalement Les États-Unis et deviendrait la première économie mondiale. Les économistes du gouvernement chinois reprirent cette idée. Selon leurs prévisions, le PIB chinois atteindrait en 2030 le double de celui de l’Amérique, et le triple en 2049. Ces prévisions ont entretenu une certaine anxiété stratégique parmi les responsables politiques et les chercheurs américains, inquiets du poids économique croissant de la Chine et de ses aspirations géopolitiques.

La thèse d’Allison semble avoir trouvé dans les cercles de la direction chinoise une oreille attentive. De fait, la croissance explosive de l’économie chinoise – avec un PIB monté en flèche de 7% de celui des États-Unis en 1990 à 76% en 2021 – a convaincu les responsables politiques en Chine comme aux États-Unis que le piège de Thucydide était inévitable.

Mais, pour reprendre à la Grèce antique une autre formule, ces prévisions échouent à prendre en compte le talon d’Achille de la Chine : ses maigres perspectives démographiques. Le vieillissement de sa population limitera la production, réduira la consommation, freinera l’innovation, minera la confiance publique, épuisera la vitalité économique. Dans l’édition 2007 de mon livre Big Country with an Empty Nest, je comparais la Chine, sur sa trajectoire démographique, à un sprinteur – rapide, mais sans endurance. Les États-Unis et l’Inde, en revanche, sont des marathoniens et, à cet égard, domineront selon toute probabilité le XXème siècle.

L’évolution récente du Japon, que je voyais comme un coureur de demi-fond, fait figure d’avertissement. Entre 1960 et 1993, tant qu’il a bénéficié d’une main-d’œuvre en développement et d’une population jeune, le pays a vu son PIB passer de 8% du PIB américain à 73%. Mais en 1994, la population des classes d’âge les plus actives (15-59 ans) a commencé à décliner, et toutes les mesures démographiques le montrent à partir de cette date derrière les États-Unis. Depuis 1992, la croissance démographique du Japon est plus lente que celle des États-Unis et, en 2023, son PIB ne représente plus que 16% de celui des États-Unis.

L’expérience de l’Italie souligne qu’il est dangereux d’ignorer les tendances démographiques. La population des classes d’âge les plus actives y diminue depuis 1993 et la population y est significativement plus âgée qu’aux États-Unis. Conséquemment, le PIB italien est passé de 20% de celui de l’Amérique en 1992 à 8% cette année.

La population chinoise vieillit plus rapidement que prévu, et son taux de fertilité (le nombre de naissances par femme) est plus bas que celui des États-Unis depuis 1991 et inférieur depuis 2021 à celui du Japon et de l’Italie. La population des classes d’âge les plus actives a commencé à diminuer en 2012, marquant la fin de trois décennies de croissance à deux chiffres.

Depuis lors, l’écart entre les économies chinoise et américaine a continué de se resserrer, en raison notamment de l’énorme bulle de l’immobilier en Chine. Mais durant la période 2031-2035, la Chine sera devancée par les États-Unis sur tous les indicateurs démographiques, et la croissance de son PIB passera probablement derrière celle du PIB américain. Le PIB chinois, qui était de 76% du PIB des États-Unis en 2021, n’en représente déjà plus, en 2023, que 66%. Si cette diminution est probablement la conséquence de fluctuations de court terme, elle pourrait être le signe avant-coureur d’un écart économique se creusant entre une Chine qui vieillit rapidement et des États-Unis dont la population se situe majoritairement vers le milieu de la pyramide des âges.

Les avantages démographiques de l’Amérique ont joué un rôle important dans le maintien de sa prédominance mondiale. Ainsi le baby boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a-t-il été plus fort aux États-Unis qu’en Europe. Et l’Amérique a connu un second baby boom, de la fin des années 1970 à la moitié des années 2000, avec un taux de fertilité passant de 1,74 en 1976 à 2,1 en 1990, demeuré stable jusqu’en 2007.

Sur la même période, le taux de fertilité est passé en Europe de 2,06 à 1,52. En 2008, l’âge médian en Europe était de quatre années plus élevé qu’aux États-Unis. En outre, tandis que la population des classes d’âge les plus actives a commencé à décliner dans l’Union européenne dès 2008, la main-d’œuvre américaine devrait demeurer stable jusqu’en 2048. Il n’est donc pas surprenant que le PIB de l’Union européenne, qui était de 1,1 fois celui des États-Unis en 2008 n’en représente plus en 2023 que 68%.

Les États-Unis ont toutefois d’autres motifs d’inquiétude. Le taux de fertilité en Amérique est passé de 2,12 en 2007 à 1,67 en 2022, et devrait décroître encore puisque de plus en plus de femmes retardent leur mariage et la mise au monde du premier enfant, tandis que la participation masculine à la main-d’œuvre diminue.

Les États-Unis éprouvent en outre des difficultés à répondre efficacement à leur fatigue démographique. Alors qu’ils dépensent plus que tout autre pays dans les soins de santé, l’espérance de vie y est la plus faible de tout le monde développé. En Amérique, sur vingt-cinq personnes aujourd’hui âgées de cinq ans, une mourra avant son quarantième anniversaire, pour cause, principalement, de surdose médicamenteuse ou de drogues, ou encore en raison des violences par armes à feu. Ces évolutions démographiques pourraient conduire à un ralentissement économique, fragiliser la cohésion politique, voire mettre en danger la démocratie américaine.

La Chine comme les États-Unis sont entrés dans une période de turbulences économiques qui peuvent se traduire par une angoisse stratégique et un risque plus élevé d’erreurs d’appréciation. Les deux pays ne semblent pas avoir pris, jusqu’à présent, la mesure de leur crise démographique respective, ni en comprendre toute la gravité. Si aucune politique ne vient y remédier, le piège démographique chinois pourrait provoquer un effondrement civilisationnel.

Pendant ce temps, les États-Unis pourraient voir leur influence diminuer. S’ils parvenaient autrefois à dessiner seuls l’ordre international, leur capacité à préserver la stabilité mondiale dépend désormais de la coopération de leurs alliés et de leur dialogue avec la Chine. Étant donné les défis démographiques auxquels les deux pays sont confrontés, le choc des titans qu’augurait la lecture de Thucydide pourrait finir par ressembler à une bagarre dans la cour d’école.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Yi Fuxian, chercheur en obstétrique et en gynécologie à l’université du Wisconsin à Madison est l’auteur de Big Country with an Empty Nest (China Development Press, 2013, non traduit).

Copyright: Project Syndicate, 2023.
www.project-syndicate.org

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