mardi, avril 2

« Aucun répit sur la trajectoire de collision sino-américaine »

De Project Syndicate, par Nouriel Roubini – J’ai récemment assisté au China Development Forum (CDF) de Pékin, une conférence annuelle réunissant dirigeants d’entreprises, universitaires, anciens décideurs politiques étrangers, et hauts responsables publics chinois.

Le rassemblement de cette année s’est tenu en présentiel pour la première fois depuis 2019, et il a offert aux observateurs occidentaux l’opportunité de rencontrer les nouveaux hauts dirigeants de la Chine, dont le Premier ministre Li Qiang.

Cet événement a également conféré à Li l’opportunité d’échanger avec des représentants étrangers pour la première fois depuis sa prise de fonctions. Si beaucoup a été dit concernant la nomination de proches loyalistes par le président chinois Xi Jinping à des postes cruciaux au sein du Parti communiste chinois et du gouvernement, nos discussions avec Li Qiang et plusieurs autres hauts responsables publics chinois ont mis en évidence une vision plus nuancée des politiques et du style de leadership de Pékin.

Avant de devenir Premier ministre au mois de mars, Li Qiang occupait le poste de secrétaire du PCC à Shanghai. Réformateur économique et partisan de l’entrepreneuriat privé, il a joué un rôle essentiel pour convaincre Tesla de bâtir une méga-usine dans cette ville. Durant la pandémie de COVID-19, il a mise en œuvre la très stricte politique zéro COVID-19 de Xi, et veillé au bon déroulement d’un confinement de deux mois à Shanghai.

Heureusement pour lui, Li Qiang a été récompensé pour sa loyauté, et n’a pas figuré parmi les boucs émissaires de l’échec de cette politique. Ses relations étroites avec Xi lui ont également permis de convaincre le président chinois de lever du jour au lendemain les restrictions zéro COVID lorsque cette politique s’est révélée intenable. Au cours de notre rencontre, Li Qiang a réaffirmé l’engagement de «réforme et ouverture» de la Chine, message que plusieurs autres dirigeants chinois ont également exprimé.

L’esprit remarquablement aiguisé de Li Qiang contraste nettement avec la conduite plus réservée de l’ancien Premier ministre Li Keqiang, que nous avions rencontré lorsqu’il était à la tête du gouvernement. Durant notre échange, Li Qiang a provoqué les rires du PDG d’Apple, Tim Cook, en attribuant l’humeur joyeuse de celui-ci à une vidéo virale dans laquelle Tim Cook avait été applaudi par la foule lors de sa visite dans une boutique Apple de Pékin. Il a même plaisanté à propos d’une vidéo dans laquelle les parlementaires américains passaient au grill le PDG de TikTok, Shou Zi Chew, également largement diffusée cette semaine-là. À la différence de Tim Cook, a souligné Li Qiang, le patron assiégé de TikTok ne souriait pas durant son audience au Congrès. Cette plaisanterie de Li Qiang incluait par ailleurs une mise en garde implicite selon laquelle même si les entreprises américaines étaient les bienvenues en Chine, le gouvernement chinois pouvait également se montrer implacable si jamais ses sociétés et ses intérêts se trouvaient malmenés aux États-Unis.

Cette menace voilée formulée par Li Qiang témoigne de l’actuelle attitude de la Chine vis-à-vis des États-Unis. En effet, bien que les hauts responsables économiques chinois évoquent souvent l’ouverture, les politiques de la Chine continuent de faire primer la sécurité et le contrôle sur la réforme. Qi Gang, nouveau ministre des Affaires étrangères de la Chine, a formulé une position ferme durant son intervention au CDF. Visant implicitement les États-Unis, Qi gang a averti les occidentaux présents que même si la Chine entendait maintenir un système commercial mondial ouvert, le pays répondrait avec force à toute tentative visant à l’entraîner dans une nouvelle guerre froide.

Dans un récent discours, la secrétaire du Trésor Janet Yellen a cherché à apaiser l’inquiétude de la Chine selon laquelle les États-Unis s’efforceraient d’«endiguer» son ascension, et de se dissocier de son économie. Les récentes décisions américaines de limitation du commerce avec la Chine, a-t-elle clarifié, étaient fondées sur des considérations de sécurité nationale plutôt que sur une démarche d’entrave à la croissance économique du pays.

Il sera toutefois difficile pour l’Amérique de parvenir à amadouer la Chine à l’heure où Washington prévoit semble-t-il d’introduire des restrictions majeures sur les investissements chinois aux États-Unis, et sur les investissements américains en Chine. À ce jour, les dirigeants chinois ne sont pas particulièrement réceptifs aux efforts de Janet Yellen et du secrétaire d’État Anthony Blinken visant à établir un dialogue sur les moyens de maximiser la coopération, d’atténuer les motifs de confrontation, ainsi que de gérer une compétition et une rivalité stratégiques croissantes entre les deux puissances.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a récemment prononcé un discours tout aussi pragmatique, dans lequel elle appelle l’Europe à «mener un effort de limitation des risques plutôt que de dissociation» vis-à-vis de la Chine, tout en soulignant que les politiques chinoises représentent à plusieurs égards une menace pour l’Europe et l’Occident. Ce discours n’a pas été bien accueilli à Pékin, la présidente ayant en effet été snobée lors de sa visite en Chine aux côtés du président français Emmanuel Macron en avril, à la différence d’un Macron auquel le tapis rouge a été déroulé.

La Chine s’efforce actuellement de creuser un fossé entre l’Union européenne et les États-Unis. Les entreprises basées dans l’UE ayant d’importants intérêts en Chine, nombre de PDG européens ont assisté au CDF, par opposition à une présence limitée des dirigeants d’affaires américains. Les commentaires controversés du président français Emmanuel Macron durant sa visite d’avril, notamment sa déclaration selon laquelle l’Europe ne devait pas devenir un «vassal» des États-Unis, indiquent que cet effort a peut-être porté ses fruits. Un communiqué du G7 a néanmoins par la suite réaffirmé la position de l’Occident concernant Taïwan, et condamné les politiques agressives de la Chine à l’égard de l’île. Par ailleurs, le soutien tacite de Pékin à la brutale invasion russe en Ukraine dissuadera probablement l’Europe de succomber à une opération de séduction.

Proximité de l’élection présidentielle américaine et suspicion de la Chine autour d’une tentative des États-Unis visant à contenir sa croissance économique sont vouées à entraver les efforts de développement de la confiance, et de désescalade des tensions entre les deux pays. Démocrates et Républicains rivalisant d’ostensible fermeté vis-à-vis de la Chine, il faut s’attendre à ce que la guerre froide sino-américaine s’intensifie, soulevant le risque d’une guerre chaude autour de Taïwan.

Malgré les efforts fournis par les dirigeants américains pour établir un cadre à la compétition stratégique avec la Chine, et l’insistance des responsables chinois autour de l’inutilité d’un découplage économique, les perspectives de coopération apparaissent de plus en plus lointaines. Fragmentation et dissociation sont en train de devenir la nouvelle norme, les deux pays demeurent sur une trajectoire de collision, et l’aggravation dangereuse de l’actuelle «dépression géopolitique» s’annonce quasiment inévitable.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Nouriel Roubini, professeur émérite d’économie à la Stern School of Business de l’Université de New York, et économiste en chef d’Atlas Capital Team, est l’auteur de l’ouvrage intitulé MegaThreats: Ten Dangerous Trends That Imperil Our Future, and How to Survive Them (Little, Brown and Company, 2022).

Copyright: Project Syndicate, 2023.
www.project-syndicate.org

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *