mardi, avril 23

« Laboutik sinois letan margoz »

Tribune de Roland Tsang Kwai Kew, journaliste mauricien, raconte «La boutique chinoise d’autrefois» (titre en mauricien) à l’île Maurice, son texte a également été publié en 2016 sur le site de Mauritian Hakkas.

Roland Tsang Kwai Kew

«Mama finn ale laboutik, laboutik sinoïs Corps de Garde…» Ainsi fredonnait d’une voix gouailleuse, rauque et suave l’inimitable feu Alphonse Ravaton, de son nom d’artiste, le regretté Ti Frère. Dans ce séga typique anthologique que diffusent de temps à autres les chaînes des radios, Ti Frère nous brosse une image de son héroïne, buveuse invétérée, qui est allée chez son boutiquier chinois se trouvant à une encablure du poste de police de Quartier Militaire pour se saouler.

C’est dire à quel point la boutique chinoise que nos parents et nos grands-parents ont connue jusqu’à une certaine époque, faisait partie du folklore mauricien, alors que la communauté chinoise de Maurice contrôlait le commerce en détail dans le pays. Aujourd’hui, l’époque est révolue avec la présence des supermarchés qui ont remplacé les boutiques chinoises d’antan en ville comme à la campagne.

Comme quoi, il faut féliciter Swan Insurance et AngloMauritiusInsurance du Swan Group pour leur louable initiative et cela grâce à Georges Sui Tit Tong, Senior Manager Individual Business OperatorsDepartment, qui a eu l’heureuse idée d’offrir à leur aimable clientèle, en guise de cadeau de fin d’année, un calendrier illustré d’une quinzaine de photos de ces vieilles boutiques chinoises d’autrefois, une façon à sa manière de pérenniser pour notre mémoire collective à la fin d’une époque : l’époque de «laboutik sinoïs letan margoze».

A contribué à la réalisation de ce calendrier l’historien et journaliste émérite, Yvan Martial. Les légendes illustrant chacune des photos sont particulièrement justes et révélatrices d’une tranche de notre histoire et de notre patrimoine culturel que les Mauriciens de la jeune génération connaissent peu.

«Ces boutiques ‘au coin de la rue’ ont, pendant le XXe siècle et même avant, fidèlement et loyalement été des pourvoyeuses de vivres, de matériel scolaire, de vêtements, de chaussures (tennis et basket Tip Top), et de friandises».

Ainsi écrit l’éditeur du défunt magazine d’histoire, «Gazette de Iles», Yvan Martial. Dans cette note succincte l’historien poursuit:

«Accessoirement elles ont servi de banques à leur nombreuse clientèle. Elles ont prodigué des conseils professionnels à leurs clients les plus entrepreneurs. Elles ont financé des ateliers d’artisanat et vendu leurs produits à Port Louis ou sur place. Elles ont servi de conseils de villages avant l’institution de ceux-ci. Elles ont donné à manger à ceux qui avaient faim. Elles ont vêtu ceux qui étaient dans le dénuement. Elles ont aussi donné à boire à ceux qui avaient soif! Pendant plus d’un siècle, elles ont été la Providence des Mauriciens de situation précaire comme ceux de situation moins précaire du reste. Elles ont été l’âme de leur village ou de leur faubourg. Elles le sont toujours pour certains d’entre nous».

«Serions nous seulement là si nous sommes aujourd’hui si la boutique de notre enfance n’avait pas consenti à nos parents, la sécurité financière et alimentaire du carnet la boutique ? Elles méritent l’hommage que ce calendrier tient à leur rendre».

Cet hommage rendu, je pense qu’il est à mon tour, en tant que journaliste à la semi-retraite et aussi fils de boutiquier ayant passé son enfance à Montagne Blanche, de saisir la balle au bond pour fouiller dans mes souvenirs indélébiles de «laboutik sinoïs letan margoze» que moi aussi j’ai connue dans mon enfance, il y a de cela 60 ans.

Avant de plonger dans ces souvenirs, il importe que les Mauriciens de la jeune génération méditent sur la profondeur de cette pensée somme toute confucéenne: «Quand on boit de l’eau songe à sa source!»

Dans un article fort intéressant portant la signature de Philip Li Ching Hum (Voir L’Hebdo 5.11.2005), l’auteur rendait hommage à ces boutiquiers chinois dévoués et infatigables qui vendaient souvent à crédit bien avant que le Bangladeshi Mohamed Yunus initia des années plus tard avec succès dans son pays son projet de microcrédit qui lui a valu le Prix Nobel de la Paix en 2008. Ce que notre ami Philip racontait dans cet article intitulé: «Laboutik Chinois: la fin d’une époque» moi aussi je l’ai connue et vécue dans mon quotidien de l’âge de cinq à dix ans. Je me permets de le citer:

L’on y venait pour «boire enne topette rhum» et «casse enne pause»

«L’on y venait boire ‘enne topette’, acheter à crédit ou simplement ‘casse enne pause’. Le gars, derrière son comptoir, était souvent souriant. Aidé d’un boulier et d’un vieux carnet, il passait son temps à faire ses comptes, à mettre à jour l’ardoise des fidèles, à papoter. Il était le centre névralgique du village, sa boutique, l’endroit où tout se passait. Avec la disparition des boutiques chinoise, un pan de notre histoire s’en est allée».

Il serait intéressant si notre ami, Jocelyn Chan Low, historien et chargé de cours d’histoire à l’Université de Maurice, songe à recommander à une équipe d’étudiants pour leur mémoire de groupe soit de licence ou de maîtrise, de se pencher sur le rôle des «boutiques chinoises» dans le développement économique de l’île Maurice post-indépendante et ce à un moment où le pays vivait de la monoculture de la canne à sucre et que pendant les six mois de l’année, durant l’entrecoupe, nourrissaient à crédit la masse laborieuse.

Centre culture chinois de Maurice

C’est bien que l’historien Yvan Martial ait fait état de cette contribution de la communauté chinoise du pays que malheureusement certains pseudo historiens veulent à tout prix occulter de notre histoire.

C’est un fait indéniable que les commerçants chinois ont grandement contribué au développement des villages et des villes du pays en jetant les premiers jalons d’un économie moderne que nous sommes aujourd’hui les premiers à en récolté les fruits et cela grâce à leur système de micro-crédit avant la lettre qu’ils avaient mis en place et qui fonctionnait merveilleusement bien parce que chacun faisait confiance à l’autre. On mangeait à crédit et on payait pendant la coupe. Ce que racontait Philippe Li Ching Hum conserve toute sa pertinence.

«Sa boutique était le centre nerveux du village et au fil des années, elle s’est même transformée en une antenne du ministère de l’Information. La vie gravitait autour de la boutique devenue un centre de récréation et de loisirs. Si la boutique éternuait, tout le village s’enrhumait. Le boutiquier lui exerçait une influence quasi magnétique sur la vie du village. Un mariage n’avait pas eu lieu aussi longtemps que le boutiquier ne donnait pas son consentement pour une ligne de crédit.. Ce qu’il ne tardait pas à faire. Pourtant il savait que les comptes resteraient bien souvent impayés, même après la naissance du premier enfant du nouveau couple».

En 1950, alors que j’avais tous justes 5 ans, j’ai été témoin de cette tranche d’histoire que le temps n’a pas effacé.de ma mémoire. Je me rappelle de l’image de ce boulanger, de la boulangerie Lee Ah Choon.

Profitant de cet instant de répit, en attendant que la pâte fut suffisamment à point pour la cuisson des pains, il venait prendre un verre avec ses amis à la taverne de la boutique. Il était l’intellectuel du groupe. Il s’asseyait sur une rangée de balles de riz ration entreposées entre deux fûts, l’un d’huile et l’autre du pétrole lampant pour lire à haute voix les nouvelles de Le Mauricien de l’après-midi. Il le faisait parfois entre deux lampées de rhum ou d’une gorgée de vin «La Cloche» que produisait alors la fabrique de vin Lai Wan Chut.

A l’époque «laboutik sinoïs» constituait la seul distraction pour les laboureurs après une journée de dur labeur. Bref, tout s’articulait autour de la boutique de Kaptan, (entendez par là le capitaine. C’est ainsi qu’on appelait le boutiquier chinois.) Le premier Kaptan fut Ahime Choissane, le porte-parole de la communauté chinoise auprès des autorités d’alors dont le gouverneur, et aussi le fondateur de la Pagode Kwantee des Salines qui cette année fêtera ses 174 ans.

Il faut dire qu’à cette époque de «letan margoze», la vie dans les villages n’était pas facile. La population menait une vie spartiate et dans presque chaque famille il y avait plusieurs bouches à nourrir. A la campagne vivaient quelques rares fonctionnaires. Sauf les laboureurs et les artisans, ces derniers, étaient assurés de leur salaire mensuel de fonctionnaire. Vers le milieu des années 1950 l’île Maurice comptait à peine 600 000 âmes, alors aujourd’hui ces chiffres ont doublé, Autrefois le seul pourvoyeur de salaire au sein de chaque famille était le mari.

Les chefs de famille étaient majoritairement des travailleurs agricoles employés par l’industrie sucrière et aussi les quelques rares artisans d’usines sucrières. On vivait frugalement, pas comme maintenant où les caddies des clients sont remplis à ras-bord!

Les samedi après-midis étaient réservés pour l’achat des provisions de la semaine. Les boutiques chinoises regorgeaient de monde ce jour-là. C’était le jour de paye et les laboureurs accompagnés de leurs femmes venaient tirer leur «tente ration», en apportant leur précieux carnet rouge à crédit. Parfois une ribambelle de gosses accompagnèrent les parents.

Pour ces gosses, c’était l’unique occasion après cette virée, de rentrer chez eux chacun avec soit un sucre d’orge, un gâteau canette, un gâteau coco, un piao, ou encore une tranche de «gateau costé», une confiserie faite à base du sucre et de la patate douce. Toutes ces friandises sont confectionnées le dimanche après-midi quand le boutiquier avait du temps libre pour mettre un peu d’ordre dans sa boutique.

Samedi après-midi, jour “tire ration” à “laboutik sinoïs”

La ration de la semaine comprenait que l’essentiel des produits de consommation courante: du savon gossage, de quelques kilos de riz ration qu’on appelait du «riz pousse-femme», et de la farine, d’un litre d’huile, des deux ou trois bouteilles du pétrole lampant. C’est qu’à l’époque la campagne était dépourvue d’électricité et on utilisait le soir pour l’éclairage soit une lampe à quinquet, soit une lampe en fer blanc que confectionnait le ferblantier du coin et ayant une mèche. et qui pouvait contenir jusqu’à un quart de pétrole lampant. Le matin au moment de faire sa toilette il fallait se munir d’une serviette pour enlever le noir des narines.

Les clients faisaient aussi provision du thé de Bois Chéri ou de Corson, des boîtes d’allumettes et de quelques rares boîtes de conserve, le plus souvent soit des sardines à l’huile soit du Glenryk tomate et de l’indispensable margarine Blue Band qu’on utilisait pour beurrer sa tartine. Le fromage kraft et le beurre Plume Rouge en logement métallique étaient considérés comme des produits de luxe qu’on consommait en de rares occasions.

Par contre, le boutiquier vendait du fromage kraft en tranche, à 5 sous. Dans une boîte il pouvait facilement faire une quarantaine de tranches. Le lait en poudre n’était pas encore entré dans les mœurs mauriciennes. Les quelque 50, 000 vachers de l’époque assuraient amplement la population en lait frais vendu à 10 sous le litre, soit un cash (deux sous) le quart. A l’époque les légumes ne trouvaient pas preneur chez les boutiquiers, car les clients s’en approvisionnaient une fois la semaine à la foire du village. Sinon le plus souvent les ménagères avaient leur propre potager qui leur assurait un supplément en légumes frais comme les brèdes malbar, chou chou et giromon et autre brède songe. A la campagne, chacun avait sa tonnelle de brède chou chou.

Les boutiquiers chinois travaillaient durement et ne connaissaient point de répit. En principe «laboutik sinoïs» s’ouvrait à 7 heures du matin pour ne fermer ses portes qu’à 19 heures. Mais c’était très rare que les boutiquiers chinois respectaient les horaires d’ouverture et de fermeture. Dès 6 heures du matin s’amenaient les premiers clients pour acheter les pains, et les boutiquiers leur servaient par la fenêtre. Et souvent au delà de 20 heures, il y avait encore des clients dans la boutique qui consommaient du vin et du rhum à même le comptoir.

Pour ces boutiquiers, ce n’était pas un travail de tout repos. Après 12 heures d’affilée sur pieds, il leur fallait faire le remplissage des articles qui manquaient ou en constituaient de nouveaux stocks pour la vente du lendemain, comme par exemple couper du poisson snoëk en tranches, faire de minuscules cornets de toute une série d’articles partant de l’anis, le sagou, l’orge, le tocmaria, les graines de lin, du safran, de la poudre à carri, de la poudre cange, du poivre en poudre ou en grains, des clous de girofle, et de la canelle.

Pour cette besogne, toute la famille mettait la main à la pâte, comme par exemple : faire des cornets en papier. A l’époque il n‘y avait pas de sacs en plastique et encore moins de papier cellophane. C’est de cette époque révolue que les Mauriciens avaient développé ce goût prononcé pour le pain maison avec de la sardine à l’huile agrémentés de quelques petits piments confits. Ainsi pour 7 sous, on pouvait se régalait d’un pain maison à trois sous, d’une sardine à l’huile à deux cashs et de quelques petits piments confits offerts par le boutiquier en guise de cadeau.

Les mardis et les mercredis, comme c’était la période creuse, les boutiquiers profitaient pour venir à Port Louis, au Chinatown s’approvisionner en produits chez leurs fournisseurs grossistes musulmans. Tôt le matin, les boutiquiers prenaient l’autobus et ce n’était qu’à la tombée de la nuit que le camion chargé de marchandises ralliait leur boutique pour décharger les marchandises. Souvent les boutiquiers ramenaient aussi pour leurs clients certains articles qu’ils avaient expressément commandés comme par exemple, acheter un cadeau de mariage pour les nouveaux mariés, un médicament chinois, etc.

Laboutik sinoïs d’artan fait aujourd’hui partie de notre passé. Ceux de la première et de la deuxième génération des boutiquiers chinois sont maintenant décédés, il n’y a pas eu de relève parmi leurs progénitures devenues aujourd’hui comptables, avocats, médecins, ingénieurs, enseignants et hauts cadres du secteur privé.

Mais une chose est certaine : les boutiques chinoises de campagne ont pu assurer durant des années une vie décente aux enfants des boutiquiers chinois qui, contrairement à leurs aînés, à force eux aussi de dure labeur, de connaître enfin la mobilité sociale dans l’île Maurice, qui est aujourd’hui en plein mutation.

Boutiques chinoises à l’île Maurice, de J-F. Guimbeau

Préserver la mémoire collective

Il est à souhaiter que pour notre mémoire collective et pour la postérité, le gouvernement vienne sans tarder avec un projet de reconstitution d’un musée retraçant l’histoire de la boutique chinoise d’autrefois. Ce n’est pas trop demander au ministre des Arts et de la Culture, M. Dan Baboo, et travers le chairman du Museum Council, mon ami Bernard Li Kwong Ken, de faire aboutir ce projet durant son présent mandat.

Pour conclure, il faut féliciter le conservateur du Penny Museum de la Mauritius Commercial Bank, Emmanuel Richon, d’avoir pris l’initiative en marge de la Fête du Printemps il y a quelques années, de tenir une exposition consacrée à «Laboutik Sinois». Cette exposition avait son pesant d’or.

Roland Tsang Kwai Kew

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