vendredi, avril 26

« Le mythe du lanceur d’alerte chinois »

De Project Syndicate – Par Stephen S. Roach et Weijian Shan – L’opinion publique américaine reproche à la Chine d’être directement responsable de la pandémie de COVID-19. Après tout, c’est bien en Chine que le virus est apparu. Le président Donald Trump et son secrétaire d’État Mike Pompeo attisent cette hostilité en accusant la Chine d’avoir dissimulé l’épidémie, et d’avoir sciemment laissé se propager le nouveau coronavirus. Or, la preuve soi-disant irréfutable sur laquelle tous se fondent, à savoir le sort tragique du lanceur d’alerte héroïque Li Wenliang, apparaît aujourd’hui erronée.

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On raconte que les autorités chinoises auraient fait taire et sanctionné Li en raison de son alerte lancée le 30 décembre 2019, concernant l’apparition d’un virus inconnu dans l’hôpital au sein duquel il travaillait. Une fois devenue évidente l’existence d’une menace grave – si grave qu’elle lui coûtera la vie – le gouvernement chinois aurait changé de discours, et commencé à célébrer le courage de Li. Si seulement cette reconnaissance avait eu lieu plus tôt, nous explique-t-on, le monde aurait pu éviter cette terrible pandémie.

Ce n’est pas ce qu’il s’est passé en réalité. Li était certes un jeune homme courageux, mais dont les actes sont moins significatifs que beaucoup le pensent. Son rôle a en effet été largement fantasmé, sans considération des faits.

Le premier médecin chinois à avoir décrit un nouveau virus n’est pas Li, mais en réalité Zhang Jixian, 54 ans, directrice des départements des soins respiratoires et intensifs du Hubei Provincial Hospital of Integrated Chinese and Western Medicine, situé lui aussi à Wuhan. Le 27 décembre, trois jours avant l’intervention de Li, Zhang diagnostique une famille de trois personnes atteintes d’une pneumonie virale de type inconnu, et soumet immédiatement un rapport à son établissement, qui à son tour contacte la Commission sanitaire de Wuhan le 29 décembre.

Contrairement à ce que laissent entendre les Occidentaux, la réaction initiale des autorités a été rapide, même si elle n’a pas été parfaite. Le lendemain, 30 décembre, la Commission sanitaire de Wuhan adresse en effet une mise en garde urgente à tous les établissements médicaux de sa juridiction, en les avertissant de l’apparition d’une épidémie de pneumonie inconnue et mystérieuse.

Quelque heures plus tard, le gouvernement central dépêche un groupe d’experts issus de la Commission sanitaire nationale, chargés de mener des investigations sur place, et d’organiser le cas échéant une riposte face à l’épidémie. L’équipe arrive très tôt le lendemain matin. Le 31 décembre, à 13h00, la Commission sanitaire de Wuhan formule une annonce publique concernant 27 cas de pneumonie d’origine inconnue. L’avertissement ajoute « qu’à ce jour, aucun cas n’a été découvert qui impliquerait une transmission d’homme à homme, ni aucune infection parmi le personnel médical » – une erreur qui à partir de là ne cessera de hanter la Chine.

Conformément aux protocoles habituels relatifs aux maladies infectieuses, l’Organisation mondiale de la santé est immédiatement informée le 31 décembre. La rubrique Publications du site de l’OMS explique avoir reçu ce jour-là un rapport concernant « plusieurs cas de pneumonie d’étiologie inconnue (ou cause inconnue) détectés dans la ville de Wuhan ». Autrement dit, l’OMS a sonné l’alerte mondiale deux jours seulement après la remise du rapport initial de Zhang à la hiérarchie de son établissement hospitalier.

Ophtalmologue, Li n’était pas formé au diagnostic des maladies respiratoires complexes. Lui et d’autres médecins ont probablement pris connaissance de la notification urgente publiée par la Commission sanitaire de Wuhan le 30 décembre. Inquiets à juste titre, ils ont envoyé un message instantané à plusieurs amis peu avant 18h00 ce jour-là, les avertissant d’une possible épidémie.

Ce message est devenu viral. Détectant la mise en garde formulée par Li, via la surveillance bien connue à laquelle procède la Chine sur Internet, la police locale est ensuite intervenue. Oui, la police a réprimandé Li le 1er janvier, lui reprochant de propager une rumeur, et le médecin a dû signer une sorte de document de remontrances le 3 janvier. Mais ce fonctionnement n’est pas si troublant que beaucoup le pensent. Personne à cette période, pas même Zhang et Li, ne connaissait la véritable nature de la maladie. Idem pour la police de Wuhan, qui pouvait de manière compréhensible s’inquiéter de la propagation de messages a priori alarmistes. Li n’a cependant été ni arrêté, ni sanctionné pour colportage de rumeurs. Il est malheureusement décédé du coronavirus le 6 février. Ce même jour, Zhang était publiquement honorée comme la véritable lanceuse d’alerte.

Où est alors la preuve irréfutable que font valoir les Américains ? Après avoir tenté de dépister un virus connu chez une famille malade, tout ce que savait Zhang, c’est qu’elle avait affaire à une maladie inconnue, après quoi la médecin a sonné l’alerte, ce qui a suffi à déclencher une réponse rapide de la part des autorités, au niveau local comme national.

L’erreur initiale majeure – l’exclusion d’une possibilité de transmission d’homme à homme – a été une erreur de jugement, sans doute lié à une sous-constatation de cas. Malheureusement, cet enseignement n’a pas été exploité aux États-Unis, qui continuent de souffrir d’un manque cruel de tests, et par conséquent d’un comptage insuffisant des infections.

Et c’est ici que s’effondre la théorie conspirationniste de l’administration Trump. Le COVID-19 est un coronavirus nouveau – qui n’avait jamais été observé auparavant. Les autorités locales chinoises ont été aussi surprises que n’importe qui face aux premiers signes de l’épidémie. Et elles le sont restées pendant un certain temps. Sinon, pourquoi auraient-elles autorisé les célébrations de rue et les voyages de vacances en dehors de Wuhan avant le Nouvel An lunaire chinois ? Lorsque les responsables nationaux de la santé en Chine ont réalisé que le virus était hautement contagieux, Wuhan s’est confinée et littéralement scellée le 23 janvier 2020. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme l’administration Trump lorsqu’elle parle de dissimulation, la Chine n’a rien caché aux responsables politiques américains. Le directeur du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladie (CDC) a en effet briefé son homologue américain le 3 janvier – dans la semaine qui a suivi le rapport initial de Zhang.

Bien que ce contact initial entre les deux CDC ait été interrompu par les fêtes de fin d’année, la coordination entre les responsables de la santé publique des deux pays a été beaucoup plus étroite que ce que considère largement l’Occident, et la perte de temps beaucoup moins significative, comme en attestent les documents de publication de l’OMS.

Le contraste avec la réactivité américaine est par ailleurs frappant. Là où 27 jours se sont écoulés entre le rapport initial de Zhang et le confinement de Wuhan le 23 janvier, deux fois plus de temps (54 jours) a précisément été nécessaire aux États-Unis entre le premier cas de COVID-19 officiellement diagnostiqué (20 janvier) et la déclaration d’urgence nationale formulée par Trump (13 mars).

La mort de Li joue un rôle central dans les théories conspirationnistes qui fondent le discours anti-Chine du Parti républicain de Trump. Le « Corona Big Book », document stratégique de 57 pages s’inscrivant dans le cadre de la campagne républicaine de 2020, qui a fuité, est ainsi rempli d’explications déformées sur les prétendues intimidations dont Li aurait fait l’objet. Et ce document ne mentionne nulle part Zhang.

Autre élément majeur de la stratégie républicaine, le Parti accuse l’Institut de virologie de Wuhan d’être à l’origine du COVID-19. Malgré les démentis formulés par plusieurs sources du renseignement occidental et américain, par un certain nombre de scientifiques de premier plan, ainsi que par Anthony Fauci, plus grand expert américain des maladies infectieuses, les accusations mensongères du Parti républicain demeurent.

Qu’il soit question du laboratoire de Wuhan ou du prétendu martyr de Li, les implications sont les mêmes : plus les États-Unis peinent à gérer les ravages du COVID-19, plus Trump et ses partisans seront désespérément susceptibles d’accuser la Chine. Lorsqu’une stratégie politique se mêle aux théories du complot, la réalité des faits importe peu.

S. Roach
Weijian Shan

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Stephen S. Roach, membre du corps enseignant de l’Université de Yale, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Unbalanced: The Codependency of America and China. Weijian Shan, PDG de PAG, est l’auteur de l’ouvrage intitulé Out of the Gobi, ainsi que d’un ouvrage à paraître intitulé Money Games.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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