vendredi, avril 26

« L’Afrique s’efforce de s’affranchir du cercle vicieux de la dette »

Suite et fin de l’interview de Nkolo Foé, professeur et chercheur en philosophie et sciences à l’Université de Yaoundé 1 et membre titulaire de l’Institut international de philosophie de Paris.

De nombreuses voix estiment que la Chine alimente la dette des pays africains, via son initiative des nouvelles routes de la soie et notamment ses investissements dans le continent. Etes-vous d’accord avec ces personnalités politiques et médiatiques ?

Permettez-moi ici d’être un peu plus long et un peu plus analytique dans ma réponse, car la question est importante. Quand un problème d’une telle gravité se pose, il est bon d’écouter toutes les voies, mais avant tout les voix africaines les plus autorisées et non seulement les cris stridents poussés par les représentants de ceux-là mêmes qui, pendant des décennies, avaient manipulé les mécanismes les plus odieux d’extorsion de la plus-value, et dont la dette n’est qu’un aspect.

Disons les choses telles qu’elles sont. Historiquement, ce n’est pas la Chine qui a placé la politique de pays entiers sous le contrôle tyrannique d’une classe de parasites avides : les créanciers. Vous voulez que nous parlions de l’esclavage de la dette ? Eh bien, parlons-en ! Pour cela, il n’est pas besoin d’aller chercher bien loin : la Grèce avachie est là, tout près de nous !

Exsangue et intimidé par ses créanciers au cœur d’airain, le malheureux peuple grec a été privé de tous ses droits, y compris, celui reconnu à toutes les nations libres : le droit fondamental et inaliénable de choisir son mode de gouvernement, son programme politique et ses dirigeants. Oui ! Sous la violente pression de ses créanciers, la pauvre Grèce a perdu des pans entiers de sa souveraineté. Ceux-ci ont vidé la démocratie de ce pays de toute substance. Voilà les faits !

Mais au fond, qui a provoqué cette tragédie ? C’est bien l’Europe qui s’indigne aujourd’hui de voir l’Afrique percluse de dettes ! C’est aussi l’Amérique où, tout récemment, des élus se sont permis d’adresser un infâmant courrier au Secrétaire au Trésor, pour pousser ce dernier à intimer l’ordre au FMI (dont les USA sont les premiers actionnaires) d’arrêter toute relation de coopération avec les débiteurs de la Chine, comme le Congo ! Dans quel monde sommes-nous ? Les Américains n’acceptent pas que le FMI soutienne les pays qui ont contracté des dettes auprès de l’Empire du Milieu !

Il faut dire que pendant près de 30 ans, l’Afrique avait déjà connu le sort de la Grèce. A l’époque des Plans d’ajustement structurel en effet, les pays africains avaient durement subi la loi d’airain de la dette. L’implacable mécanique imposée à ces Etats était venue s’ajouter aux servitudes historiques plus anciennes, par exemple celle liée au refus de reconnaître à une quinzaine de nations souveraines, le droit de se doter de leur propre monnaie, préférant les maintenir sous une tutelle humiliante. L’Afrique connaît donc les affres de la servitude.

Or, grâce à l’amitié de la Chine, l’Afrique s’efforce aujourd’hui de s’affranchir du cercle vicieux de la dette et de la dépendance. En toute honnêteté, croyez-vous vraiment que l’Afrique qui lutte pour sa libération, après une servitude multiséculaire, accepterait de retomber dans une autre servitude ?

A moins de croire à la fatalité de la dépendance, comme le veulent de nos jours les idéologues de la post-colonie, ceux-là mêmes qui, non contents de prêcher la faiblesse, le renoncement et la capitulation (à la manière des Vichystes et des Munichois d’hier), implorent misérablement l’OTAN de venir arbitrer les conflits opposant les citoyens d’un même pays et d’installer la démocratie chez eux ! Il faut reconnaître que dans leur immense majorité, les Africains trouvent détestable cette conduite, ignoble et sans noblesse.

Nouvelle route de la soie

Pour revenir à la question principale, je disais qu’il faut apprendre à écouter les voix africaines les plus autorisées sur la question de la dette du continent. Il me souvient qu’à l’occasion d’un forum à Beijing sur la Belt and Road Initiative, Madame Christine Lagarde, Directrice générale du FMI, avait cru bien faire en avertissant que les pays d’accueil ne doivent pas s’illusionner sur la finalité de ce mégaprojet chinois, avant de préciser que les Nouvelles Routes de la soie ne constituent pas pour les récipiendaires un « repas gratuit ».

Beau trait d’humour, bien que l’image utilisée ne manque pas de perfidie. Or, personne – ni la Chine, peu encline à s’exposer aux tonneaux de Danaïdes – ni l’Afrique, très soucieuse d’éviter de retomber dans le piège de la dette -, n’a jamais prétendu que l’Empire du Milieu était une gentille « institution caritative.

S’agissant de ce fameux piège de la dette dont les partenaires européens et américains de l’Afrique semblent se soucier plus que les Africains eux-mêmes, ayons donc la courtoisie d’écouter les voix africaines les plus qualifiées, comme par exemple celle du Président de la Banque africaine de développement (BAD) qui affirme clairement que l’Afrique n’est pas dans une situation de crise de dettes, si l’on prend les choses au niveau du ratio par rapport au PIB. Il y a quelques années en effet, il n’était que de 22%.

Aujourd’hui, il tourne autour de 37%. Comparons donc ces chiffres avec le niveau d’endettement de l’Europe et même de l’Amérique, où nous nous situons parfois au-delà de 120 % du PIB. Au vu de ces chiffres, et de l’avis des meilleurs spécialistes, il est évident que l’Afrique est loin de la catastrophe annoncée. Bien sûr, la situation est variable d’un pays à l’autre, ainsi qu’on peut le constater dans des taux d’endettement variable de pays comme le Cameroun (38%), le Ghana (60%), le Congo (environ 110%).

Il convient donc de comprendre ce que cachent en vérité les cris d’orfraie de l’Occident. De mon hypothèse, le problème se situe à un double niveau. Premièrement, l’Afrique s’est efforcée de rompre avec les politiques d’austérité imposées par les Institutions financières internationales au cours des années 1980. Ces politiques avaient le défaut majeur d’empêcher la mise en place d’un véritable projet de développement industriel.

Les Programmes d’ajustement structurel avaient annihilé toute volonté d’investir dans les infrastructures stratégiques et vitales. Deuxièmement, l’Afrique s’est battue pour rompre avec le cycle infernal des dettes improductives liées aux dépenses de consommation et de pur prestige. Je souligne en passant que dans cette logique, il est presque impossible de trouver en Afrique une banque occidentale capable de financer les infrastructures et les industries. Or, c’est que demandent les Etats. Les populations africaines ont besoin de routes, de ponts, de barrages, de ports, de chemins de fer, des hôpitaux, des industries de transformation, etc.

On peut faire le bilan de la dette usuraire de l’Occident depuis environ trois décennies. En dehors du rétablissement des grands équilibres budgétaires, il faut reconnaître que ce bilan est médiocre. L’austérité imposée au Etats s’est faite notamment au détriment de l’investissement et des programmes sociaux.

Il faut maintenant voir à quels besoins répond la dette contractée auprès de la Chine. Pour en parler, il convient de souligner qu’il y a beaucoup d’amalgames lorsqu’on parle de la dette chinoise. Peu de gens savent par exemple que dans le soutien de la Chine à l’Afrique, il y a des dons en milliards, des prêts sans intérêts et bien sûr, des dettes à très faible taux d’intérêts. Il est aisé de comparer ces taux, par exemple aux taux d’intérêts usuraires du marché capitaliste.

Nous nous félicitons de ce que la Chine et les gouvernements africains aient eu la sagesse de mettre l’accent sur les infrastructures, prélude à l’industrialisation et au décollage économique. Imagine-t-on qu’à l’heure actuelle, et à elle seule, la Chine est de loin le plus grand de tous les bailleurs bilatéraux en matière d’infrastructures en Afrique, avec un montant total supérieur aux financements de tous les autres bailleurs de fonds réunis, à savoir l’Union européenne, la Société financière internationale, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement?

L’Afrique doit s’en réjouir et remercier la Chine qui, contrairement aux autres partenaires, propose à l’Afrique un vrai plan d’industrialisation, dont les infrastructures constituent le point de départ obligé.

Cela dit, du point de vue africain, le problème de la soutenabilité de la dette à long terme se pose. J’en ai souvent discuté avec des collègues chinois. Et les rares cas de défauts de paiement ne doivent pas pousser à porter des jugements hâtifs sur les prêts chinois et jeter l’opprobre sur la Belt and Road Initiative. Car, comme l’a souligné le Ministre Wang Yi, la dette de l’Afrique est une problématique ancienne, qui donc n’a pas été provoquée par la Chine. Dans la propagande occidentale, l’on insiste beaucoup ces derniers temps sur les difficultés auxquelles fait face un pays comme le Congo Brazzaville.

Ces difficultés sont réelles. Il ne fait pas de doute que la chute brutale du cours du brut sur les marchés internationaux a sa part de responsabilité dans cette situation. La structure interne des économies africaines est également en cause : elle doit être revue. Il s’agit avant tout de sortir de la dépendance à l’égard des matières premières, dépendance imposée, comme chacun le sait, par la division internationale du travail héritée de l’ère coloniale. Le projet industriel proposé à l’Afrique par la Chine devrait pouvoir apporter une solution définitive à cet épineux problème.

Mais il faut reconnaître que le processus pour y parvenir sera nécessairement long et coûteux, en même temps que les obstacles à surmonter seront nombreux. Quand on parle de croissance en Afrique, il faut bien souligner que cette croissance est paradoxalement tirée et soutenue par les services et la consommation.

Il s’agit là d’une grave anomalie qu’il faut corriger, au plus vite. Comme l’a rappelé Carlos Lopes, ancien Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, les services et la consommation en eux-mêmes sont incapables de sortir l’Afrique du système mis en place par la colonisation, à savoir l’exportation des matières brutes, sans valeur ajoutée manufacturière significative.

Il faut donc s’engager rapidement dans l’industrialisation du continent pour pouvoir transformer en profondeur les économies. Un tel processus exige des moyens colossaux qu’on l’on peut obtenir soit par la mobilisation de l’épargne interne grâce à des politiques efficaces de fiscalité, soit par le recours aux bailleurs de fonds extérieurs. Les Etats africains ont choisi la seconde solution, la plus facile bien que plus coûteuse. Il n’y a aucun doute là-dessus.

C’est toujours Carlos Lopes qui, dans un trait d’humour, affirmait que tant au petit déjeuner qu’au déjeuner et au dîner, les dirigeants africains, dans leurs discussions, restent prisonniers d’une idée fixe : l’aide au développement, dans l’ignorance totale des questions essentielles de fiscalité. Il n’est pas étonnant que la fiscalité en Afrique soit l’une des plus faibles au monde, 17% à peine, contre plus de 30% ailleurs.

Les débats sur cette question ont heureusement commencé, les experts et les dirigeants africains étant de plus en plus conscients que l’industrialisation de l’Afrique passera nécessairement par la mise en place de bonnes politiques de fiscalité, l’aide au développement venant simplement compléter les efforts internes.

Dans son partenariat avec l’Afrique, la Chine ne peut plus ignorer longtemps cette problématique essentielle, tout comme elle devrait être un peu plus regardante, s’agissant notamment des demandes de prêts fantaisistes et improductives qui lui sont adressées, l’exemple le emblématique étant le prêt octroyé à un pays d’Afrique centrale pour soutenir le don de 500 000 ordinateurs destinés aux étudiants universitaires.

La gestion opaque de ce dossier a fait l’objet d’une vive controverse, des mois durant. Or, fort est de constater qu’un an à peine après le début de l’opération, les carcasses des appareils issus de ce prêt chinois commençaient déjà à encombrer les poubelles qui jouxtent les cités universitaires. Une bonne partie de ces appareils a fait l’objet de braderie dans les brocantes des villes.

Cela signifie que les sommes colossales englouties par l’Etat africain pour acquérir cet outil informatique auraient pu être mieux utilisées, par exemple, dans l’investissement, en vue de la construction d’une usine de fabrication d’équipements informatiques. C’est aussi de cette manière-là qu’on assure le transfert des technologies.

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